A.J. EDWARDS | Interview
fIl aura fallu qu’il se replonge dans ses souvenirs de tournage : A.J. Edwards avait perdu l’habitude de parler de Sous l’aile des anges. Son premier film, en salle le 13 avril, est sorti aux Etats-Unis il y a huit ans, en 2014, après avoir été repéré à Sundance et Berlin. L’attente française était justifiée tant ce récit intime et virtuose de l’enfance d’Abraham Lincoln émerveille, évoquant autant Andreï Tarkovski que Terrence Malick (pour qui A.J. Edwards a longtemps travaillé comme monteur), et impose une méthode de mise en scène sur laquelle il fallait revenir en détails. Rencontre en visioconférence depuis New York, où le cinéaste était en cours de montage de son troisième film, au début de l’été dernier.
Pourquoi avoir choisi l’enfance d’Abraham Lincoln comme sujet de votre premier film ?
Étant donné qu’il s’agissait de mon premier film et que je ne disposais pas d’un budget très conséquent, il était plus sage de resserrer le sujet en choisissant un épisode de sa vie. Après avoir fait des recherches, en me plongeant dans un certain nombre de textes, à la fois des biographies récentes et classiques, le drame de la transition entre sa mère biologique et sa belle-mère est venu au premier plan. Ce moment précis l’a véritablement façonné. Le choix de ne parler que de son enfance limitait aussi le nombre de personnages et de lieux. Je n’ai pas travaillé avec une immense équipe, et le fait de passer beaucoup de temps au même endroit me permettait d’être libre dans mon plan de travail.
Votre film est une biographie sensible plutôt qu’un biopic scolaire. Cette intention était présente dès l’écriture ?
Oui, complètement. Lincoln aimait beaucoup la poésie, il était d’ailleurs lui-même poète et n’a jamais cessé d’écrire. Il aimait Robert Burns, William Shakespeare… Sous l’aile des anges est un film très tactile, il devient de plus en plus rhapsodique là où cet aspect, dans un biopic conventionnel, serait resté secondaire. Le scénario n’est pas l’élément le plus important du film. Il y a une histoire poétique, mais ce n’est pas vraiment une intrigue en tant que telle. Elle repose sur la relation affective entre les personnages, leur rapport aux éléments naturels. J’ai tout de suite souhaité que le film soit empirique, lié à des sentiments intérieurs.
La voix off s’est-elle imposée d’emblée ?
La voix off était écrite dans le scénario depuis le début. Je ne l’ai pas inventée, elle provient d’un véritable entretien de Dennis Hanks, le cousin d’Abraham Lincoln, accordé à la journaliste Eleanor Atkinson alors qu’il était en fin de vie. Cette journaliste a eu la chance de l’interviewer durant des heures et des heures. Il lui a raconté toute sa jeunesse avec Abraham Lincoln, dont il était très proche. Il s’agit de l’un des rares témoignages personnels sur l’enfance de Lincoln. Il parle avec des opinions parfois très personnelles et de merveilleuses expressions du Kentucky, une langue assez inhabituelle, même pour un Américain ! Il a une voix formidable, comme un personnage de Mark Twain. Travailler la voix off a été essentielle dans la fabrication de l’histoire et de sa texture.
Quelles étaient vos sources d’inspiration, cinématographiques ou picturales, pour l’esthétique générale du film ?
Le directeur de la photographie Matthew J. Lloyd et moi nous sommes principalement inspirés de photographies et de peintures : Georges de La Tour pour ses scènes éclairées à la bougie, les peintres de l’Hudson River School, mais aussi des photographes contemporains dont la composition n’est pas conventionnelle, comme Lee Friedlander ou William Eggleston. Ces derniers ont un sens exceptionnel de la lumière et cadrent de façon très originale, ils créent des perspectives étonnantes, des vues subjectives, au lieu d’adopter un langage à la troisième personne. Nous avons aussi souhaité obtenir un noir et blanc très contrasté, presque comme celui d’un film d’Orson Welles, avec un véritable clair-obscur. La plupart des noirs et blancs que l’on voit depuis 20 ou 30 ans sont gris, ils donnent l’impression que le film a été tourné en couleur puis transformé à l’étalonnage. On exploite trop peu souvent la richesse de la photographie en noir et blanc.
Le noir et blanc permet aussi de dépasser l’époque historique du récit.
Je n’ai jamais imaginé cette histoire en couleur. Avec les casquettes en fourrure, les fusils, la cabane et le beau paysage, cela aurait pu ressembler à Disneyland… Le noir et blanc permettait de débarrasser le spectateur de tout préjugé à l’égard de cette imagerie. Au contraire, il donne à la forêt un aspect plus dur, ce n’est pas un pays merveilleux sorti d’un conte. C’était un choix de montrer les choses de façon assez austère.
En parlant de forêt, votre film évoque, pour ce décor mais aussi le rôle de la mémoire et des perceptions poétiques, Le Miroir d’Andreï Tarkovski (1975). C’est un film important pour vous ?
Absolument. Le Miroir parle aussi d’une relation entre un enfant et sa mère, et de la façon spécifique dont il la voit. Matthew J. Lloyd et moi avons notamment étudié le cadrage, le rythme et le montage du film de Tarkovski. J’avais été marqué par l’image de la maison en feu et par les scènes de pluie. L’enfant a des rêveries qui se mêlent à la réalité, si bien que le spectateur navigue entre les deux, la frontière n’est pas claire. C’est une très grande source d’inspiration.
Quels sont les films qui vous ont donné envie de devenir cinéaste ?
Je me souviens que le premier film en noir et blanc que j’ai vu au cinéma, à 14 ans avec mes parents, était un film français, La Fille sur le pont (Patrice Leconte, 1999). C’est le premier film avec des sous-titres que j’ai vu sur grand écran. Il a eu un effet très fort sur moi. La performance de Vanessa Paradis est exceptionnelle. J’ai grandi dans une famille qui aimait beaucoup le cinéma, c’était notre activité du week-end, notamment le vendredi soir. Je revois les longues files d’attente dans la rue, les gens allaient parfois voir plusieurs fois le même film dans la journée. La salle de cinéma était un lieu très heureux, je suis reconnaissant envers mes parents de m’avoir exposé à des styles de film très variés.
Vous souhaitiez devenir réalisateur ou monteur ?
J’ai toujours eu l’idée de devenir réalisateur. Le montage était pour moi une première étape vers la réalisation. Je n’ai pas fait d’école de cinéma ni réalisé de courts-métrages, j’ai tout de suite travaillé sur les films des autres. Le montage a été une formidable façon de commencer car j’ai compris tous les aspects de la réalisation en une seule activité. Le montage permet de constater quelles performances d’acteur fonctionnent le mieux, ce qu’il faut éviter au moment du tournage, ce qui n’était pas résolu dès le scénario… C’est une excellente entrée, le lieu parfait pour apprendre la mise en scène.
Stanley Kubrick parlait de la mise en scène comme le fait de régler des problèmes, et c’est ce que j’ai appris auprès de Terrence Malick.
Comment avez-vous rencontré Terrence Malick, avec lequel vous avez travaillé plusieurs fois en tant que monteur et qui a produit Sous l’aile des anges ?
J’habitais en Virginie lorsque j’ai commencé à travailler sur Le Nouveau monde (2005) en tant que stagiaire monteur. J’ai suivi le film en post-production et je me suis lié d’amitié avec Terrence Malick. Nous sommes restés proches, et lorsque je préparais Sous l’aile des anges, il a été un grand soutien pour que le film puisse attirer l’attention. Il a été très généreux, dès le début, alors que je n’avais écrit que le scénario. Il a donné l’impulsion qui était nécessaire au projet.
En plus d’avoir travaillé au montage de The Tree of Life (2011), vous avez contribué à trouver le casting des enfants du film. Avez-vous utilisé la même méthode pour le jeune interprète de Lincoln dans Sous l’aile des anges ?
Le processus était le même pour les deux films : je suis allé, avec les producteurs, en repérage dans des écoles dans tous les Etats-Unis durant une année. Un an pour observer les élèves, parler avec leurs professeurs, leurs surveillants, avec toute personne qui nous autoriserait à collaborer. On identifiait peu à peu les enfants que l’on pensait être les plus intéressants, puis on les interviewait et on les faisait improviser, jusqu’à n’en garder qu’une dizaine. Nous avons vu des centaines et des centaines d’enfants… Cette méthode s’inspire de celle du casting de There will be blood (Paul Thomas Anderson, 2007). Mais j’ai entendu dire que pour There will be blood, l’équipe du casting a trouvé un enfant dès la première école visitée !
Qu’est-ce qui fait la différence : ce sera cet enfant et pas un autre ?
Une fois que l’audition sous forme de séquence improvisée est passée, on associe les enfants entre eux pour voir comment ils interagissent. Il y a ensuite un essai avec les comédiens. Ici, les premiers essais ont eu lieu avec Diane Kruger, elle a parlé et joué avec eux sur le décor. Nous avons filmé ces scènes, pour chercher avec qui elle aurait un lien plus unique que les autres. Le choix de Braydon Denney a été unanime. Non pas seulement parce qu’il ressemble physiquement au jeune Lincoln, mais parce qu’il a des yeux incroyablement expressifs, une voix tendre, quelque chose qui le rend immédiatement sympathique, et vulnérable.
Comment avez-vous dirigé vos acteurs ? Dans votre film, pour faire de nouveau un parallèle avec The Tree of Life, il y a aussi une représentation de la nature et de la grâce à travers la figure du couple.
Je me suis d’abord fié à l’histoire des personnages. Thomas Lincoln était un homme difficile, il avait une relation froide avec son fils. Abe n’a pas souvent parlé de lui, c’est très mystérieux. On sait très peu de choses, sinon qu’il n’a pas beaucoup soutenu son fils, il le mettait sans arrêt au défi. La belle-mère de Lincoln a été un grand soutien pour Abraham, ils s’aimaient beaucoup et il a toujours été reconnaissant envers elle. La dichotomie entre la gentillesse de sa belle-mère et la brutalité de son père était déjà là, dans les livres d’histoire. Jason Clarke m’a impressionné dans le rôle Thomas, une figure tellement imposante. C’est un acteur intelligent, très préparé. Il a tant de talents qu’une fois qu’il était sur le plateau, il créait une dynamique différente avec les enfants, Diane Kruger ou Brit Marling.
Avez-vous développé une méthode de mise en scène ?
Je ne fais pas de storyboard et je n’organise pas de répétitions. Ce sont deux choses qui peuvent être rassurantes, mais je n’ai pas envie que mon film soit la réplique de ce que j’ai imaginé. J’aime arriver sur le plateau et observer ce qui survient, comme un documentariste. Je préfère suivre l’acteur et ne pas lui dicter tout ce qu’il doit faire, pour que l’équipe caméra et moi gardions les yeux grands ouverts. Cette façon de faire devient plus organique, et magique. Si je restais en dehors de la réalité du plateau, que j’essayais de tout planifier, ça ne fonctionnerait pas. J’aime quand le script est un tremplin pour les acteurs. La chose la plus importante est de susciter l’engagement, l’investissement, et tout s’éclaircira. Stanley Kubrick parlait de la mise en scène comme le fait de régler des problèmes, et c’est ce que j’ai appris auprès de Terrence Malick. Comment faire si on a besoin de soleil alors que le ciel est voilé ? On ne peut pas rentrer chez soi, il faut se demander ce qu’il est possible de tourner. Adapter la scène à la réalité, au lieu de l’adapter à ce qui est dans sa tête. Ce ne sont pas des ruses, c’est une sagesse devant des problèmes auxquels tous les cinéastes sont confrontés.
La musique sublime les images. Comment avez-vous procédé ?
J’aime beaucoup Alan Hovhaness, compositeur arménien et américain qui a fait « Mysterious Mountain » et que j’utilise au moment de la mort de la mère. C’est un morceau de musique classique très célèbre mais il a été étonnamment peu utilisé au cinéma. Lorsqu’on pense à des compositeurs américains, Alan Hovhaness ne vient pas immédiatement à l’esprit. Aussi, le thème du film que j’utilise plusieurs fois a un son de corde pincée. Je me souviens l’avoir entendu en live il y a quelques années, et le thème isolé m’était resté en tête, il donne l’impression qu’une décision est en train d’être prise, comme si quelqu’un faisait un choix. J’ai pensé que ce serait parfait, conceptuellement, pour le film. Le thème agit comme un épanouissement, il s’ouvre comme si on avait lancé une pierre dans l’eau et que ce mouvement produisait des cercles. C’est à l’image d’Abe au cours du film, il s’ouvre peu à peu grâce à sa mère. J’avais cela en tête durant l’écriture. Ensuite, Hanan Townshend, le compositeur, a arrangé une musique originale qui donne au film un sentiment lyrique.
Avez-vous une scène préférée dans votre film ?
Je me souviens par exemple d’une scène avec Brit Marling, l’une des premières fois qu’elle apparaît, elle regarde par une fenêtre et nous la voyons en contre-plongée. Il y a un éclat de lumière et d’émerveillement sur son visage. C’était notre premier ou deuxième jour de tournage, et j’ai été ébloui par cette image. Cette scène me vient toujours à l’esprit lorsque je pense au film.