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ALEJANDRO LANDES | Interview

Plus d’un an après son avant-première mondiale au Festival Sundance, qui lui avait valu le prix spécial du jury pour un film dramatique à l’étranger, Monos s’apprête enfin à sortir dans les salles françaises ce mercredi 4 mars. Son réalisateur Alejandro Landes s’est entretenu avec nous pour évoquer l’origine de ce projet singulier, ses influences et sa volonté d’offrir un film aux conceptions non-binaires.

 

L’histoire de Monos et son traitement sont assez particuliers. Comment avez-vous eu cette idée ?

Alejandro Landes : La Colombie a vécu presque 60 ans de guerre, et je n’ai jamais vu de film qui m’ait vraiment satisfait sur ce conflit, sur ce que ça signifie d’avoir des armées rebelles, de droite ou de gauche, car comme vous le savez, la Colombie a des groupes paramilitaires et des guérillas marxistes. Et puis, je n’avais pas vu non plus de film de guerre depuis le point de vue d’un pays comme la Colombie.

Généralement, ces films viennent de France, d’Angleterre ou des États-Unis, donc je trouvais que c’était nouveau et pertinent. L’autre chose, c’est que mon film précédent, Porfirio, avait un protagoniste de 50 ans, et donc j’ai voulu changer pour celui-ci et faire un film sur une période plus jeune de la vie. Et quelque part, j’ai vu cette guerre et cette adolescence fonctionner en miroir, parce que durant la guerre, vous avez toutes ces dichotomies : le sacrifice, l’héroïsme, mais aussi les actes barbares.

De la même façon, je ne sais pas comment vous étiez à l’adolescence, mais je pouvais être génial par moments et un véritable imbécile à d’autres. À cet âge, vous voulez appartenir à quelque chose, et en même temps être solitaire, vous avez des moments de colère, mais aussi d’amour et vous avez aussi le désir d’être aimé. Et puis il y a aussi la découverte du pouvoir, cette envie de pouvoir, un peu comme on le retrouve écrit chez Nietzche. Donc je pense vraiment que tous ces moments agissent comme un miroir.

Vous êtes né au Brésil, à Sao Paulo, mais que vous avez la nationalité Colombienne. Est-ce naturel pour un réalisateur colombien de raconter la guerre, les guérillas ?

C’est un cliché, c’est vrai. Je pense que beaucoup de gens en ont assez que tout le monde associe la Colombie avec la guerre, avec la violence, et peut-être que c’est vrai, mais je pensais qu’il était intéressant de prendre un cliché et de le changer. Un autre cliché, encore plus grand, c’est le kidnapping. Au cinéma, vous avez beaucoup de films avec des kidnappings, et en Colombie, c’est un double cliché à cause de tous les kidnappings qui s’y produisent. Mais là encore, je trouvais intéressant de prendre un lieu commun, et de créer un film de kidnapping du point de vue des kidnappeurs, lesquels sont aussi kidnappés d’une certaine manière.

Est-ce que ça a été facile de convaincre des producteurs de s’engager ? Parce que ce n’est pas vraiment une histoire simple à résumer…

Non, c’était compliqué. Les gens disaient « Mon dieu, c’est incroyable… Mais beaucoup trop risqué. Merci, à la prochaine ! » ou « J’adore, vraiment, mais je ne sais absolument pas de quoi ça parle ! ». Donc, au final, on n’a jamais pu financer le film compléèement, c’était toujours par étape. On a commencé à tourner avec seulement la moitié du budget. Et puis ce qui rendait ça compliqué pour les producteurs, c’est que ce n’était une production européenne classique façon drame familial, et ce n’était pas davantage une production hollywoodienne. C’est une « bête » un peu étrange, et oui, c’était très dur à financer.

Dans le film, la plus grande source de tension, comme dans ma vie, ou la vôtre, c’est la tension entre l’individuel et le collectif, entre l’individu et le groupe.

C’est une coproduction entre plusieurs pays ?

Oui, il y a la Colombie, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Argentine, des pays scandinaves… L’argent vient de 8 pays différents !

C’est quelque part rassurant de se dire qu’on a réussi à convaincre des financiers d’origines différentes, de traverser les frontières.

Eh bien, nous les avons seulement convaincus à différentes étapes de la production, pour avoir assez d’argent pour tourner. Et à vrai dire, on n’avait même pas assez pour tourner ce que l’on voulait. Mais au moins, on avait assez pour finir le tournage. Donc, au fur et à mesure, on leur montrait les images et, par exemple, ils nous donnaient l’argent pour les VFX, puis on a présenté le premier montage et là encore, on obtenait encore un peu plus, ainsi de suite… Ce n’est pas vraiment un exemple à suivre. Ne faites pas ça chez vous !

Le casting est assez incroyable. Comment les avez-vous trouvés ? La plupart n’étaient pas professionnels. 

À part « Bigfoot » ! (Interprété par Moises Arias, ndlr) C’est « Rico Suave » dans Hannah Montana, la série Disney. C’est un Disney-kid, il est célèbre depuis qu’il a 10 ans.

Monos film
On a du mal à l’imaginer quand on voit le film !

Tant mieux, parce que sinon ça aurait été un problème ! Pour les autres acteurs, on a cherché partout, dans la rue, les écoles, dans des agences de castings, partout. Parmi les 800 que nous avons vus, nous en avons choisi 20. Nous les avons amenés dans les montagnes, et nous avons créé une sorte de camp. Le matin, ils répétaient, jouaient la comédie, et l’après-midi, ils faisaient des exercices physiques. Mais pas comme dans Full Metal Jacket. C’est une armée clandestine, donc ils étaient pieds-nus, ils faisaient de la dance, etc. Et pendant ce temps-là, je pouvais voir l’alchimie du groupe.

C’était un peu comme une expérience à la Big Brother, parce que sur ces 20, nous en avons retenu 8 qui allaient devenir les Monos. J’ai appris à les connaître durant cette période. Par exemple, je savais ce que « Pitufo » (Smurf en vost, un des enfants-soldats, ndlr) aimait et ce qu’il n’aimait pas, ce dont il avait peur… C’est ce qui m’a aidé à créer le contexte pour lui, par exemple lorsqu’il est attaché à l’arbre et qu’il pleure pour sa vie, et à l’amener à ce niveau d’émotion.

Le travail sur la musique est très singulier pour un film de guerre, qui se passe dans la jungle, avec des sonorités très synthétiques. Quelle était votre idée quand vous avez travaillé avec votre compositrice, Mica Levi ?

En fait, l’idée était de désorienter le spectateur dans le temps et l’espace. Donc il y a effectivement des sons synthétiques comme vous l’avez dit, de synthétiseurs, mais aussi des sons très élémentaires comme lorsque les personnages soufflent dans des bouteilles. Des sons propres aux éléments, atmosphériques. Donc l’idée était de prendre des choses comme les bruit du vent, des cordes, avec des sons qui sortent presque d’un nightclub. Cela a créé cette sorte de juxtaposition. Parce qu’il y a cet endroit qui est très spécifique, très intimiste, mais c’est aussi un nulle part, qui n’a ni nom, ni pays, ni date. Je pense que c’est quelque chose que l’on retrouve souvent dans l’art visuel ou dans l’architecture, ce concept « d’espace négatif ». Donc, oui, on a essayé de créer une espèce d’espace négatif. 

Oui, on ne sait pas à quelle époque le film se déroule, si c’est le passé ou le futur. On pense à ce grand cube de béton où vivent les Monos, perdu au milieu de cette nature sauvage, une ancienne cimenterie apparemment, c’est très déroutant. Ça faisait partie de cette volonté de désorienter ?

Oui c’est un décor apocalyptique. C’est typiquement le genre de chose que je cherchais. 

Le titre « Monos » a-t-il une signification particulière ?

En Amérique latine, « Monos » veut dire plein de choses différentes. En Espagne, c’est « mignon » ou « beau ». En Colombie, ça peut être « mec », comme par exemple dans « Hey Mono ! » (Hey mec, viens ici !). Ça peut aussi vouloir dire « blond », ou désigner des « singes ». Donc ça a vraiment différentes significations, mais je l’ai choisi par rapport à la racine du mot, pour dire « un ». Le préfixe « mono- » comme dans « monothématique », dans le sens « unique », « seul ». Dans le film, la plus grande source de tension, comme dans ma vie, ou la vôtre, c’est la tension entre l’individuel et le collectif, entre l’individu et le groupe.

L’empathie se forme au travers de la raison et je voulais que l’empathie dans le film, vienne des tripes, de la peau.

Ce titre a aussi une dimension mythologique que l’on retrouve également dans le nom des personnages. « Bigfoot », « Dog », « Wolf » sonnent autant comme des noms de guerre que comme des références à des êtres mi-homme mi-animal ?

Oui, c’est pour jouer. Mais le film a quelque chose de très mythologique, je suis d’accord. Il a aussi quelque chose d’une fable. Et c’est aussi tiré de la réalité, parce que les armées rebelles ont toujours des noms de guerre, et parfois, ces noms sont ridicules.

Dans le film, on a l’impression d’assister à un combat de la jeunesse contre les adultes. Comme si ces jeunes étaient en guerre aussi contre le fait de grandir. Il n’y a d’ailleurs presque pas d’adultes. L’un d’eux est le personnage du « Messenger », le chef des Monos joué par Wilson Salazar. Il est lui-même un ancien enfant-soldat au sein des FARC, et il a la particularité d’être de petite taille. C’est donc un adulte mais qui a gardé la taille d’un adolescent. C’était l’idée de montrer une organisation qui refuse de grandir, en guerre avec l’âge adulte ?

Eh bien, c’est vraiment l’idée d’être en guerre avec toute sorte de notion binaire. Comme par exemple le fait que l’homme qui a le plus d’autorité, le Messenger, soit le plus petit. De même, la Doctora (Julianne Nicholson), cette femme blanche qui apparait comme la victime au début devient celle qui victimise à la fin. Ça fait longtemps maintenant, que dans le monde, la vision des gens est très noire ou blanche, et j’ai essayé de me détacher de cette vision. Donc oui, je pense qu’il était important d’avoir un film où les protagonistes ne sont pas des adultes, mais ne sont pas non plus des enfants.

Quand on voit le film, plusieurs références viennent à l’esprit. On pense à Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog, ou bien sûr au roman Sa Majesté des mouches de William Golding. Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Beaucoup de gens citent Sa Majesté des mouches, Apocalypse Now, ou Heart of Darkness (la nouvelle de Joseph Conrad, ndlr), et ce sont des références faciles, je trouve. Je pense qu’on en a trop parlé car mes références principales sont des textes que j’ai lus, des manuscrits, des biographies, des carnets de notes de personnes qui ont été kidnappées par des groupes de gauche comme de droite. Ils racontent comment ils vivaient dans ces endroits reculés, qui pouvaient paraître comme le paradis. Des lieux complètement vierges, jamais explorés auparavant, si incroyablement beaux que ces personnes devenaient persuadées de l’existence de Dieu, d’un créateur. Mais c’était aussi leur prison, leur enfer.

Donc cette frontière si mince entre le paradis et l’enfer, je trouvais ça très puissant. Et c’est une des choses que je recherchais dans la nature car je n’aime pas quand la nature ou les paysages sont présentés comme sur une carte postale Je vois les paysages comme des manifestations physiques de ce qu’il se passe à l’intérieur. Par exemple, pour être plus précis, dans la montagne, les personnages ont une certaine ouverture d’esprit, une transparence, ils savent qui ils sont. Comme quand vous êtes au sommet d’une montagne, vous regardez autour de vous et vous vous dites « ok, c’est moi, tout petit dans l’immensité de cet univers ». Alors que lorsque les personnages descendent dans la jungle, vous êtes sous la canopée, vous commencez à perdre de vue la perspective, la notion des échelles. Vous n’avez plus la même vision d’ensemble, le même point de vue sur cette grande image. Voilà ce que j’ai voulu essayer de faire avec la nature.

Vous nous parliez de la non-binarité du film, cette volonté de ne pas être manichéen, le film interroge aussi la question du genre. C’était une volonté de faire un film qui soit gender fluid ? Comme avec le personnage de Rambo (Sofia Buenaventura), dont on ne sait pas si c’est une fille ou un garçon…

Ça va avec cette idée de rejeter les concepts binaires. Vous ne savez pas non plus si l’organisation est de gauche ou de droite, si vous êtes dans le futur ou le passé, ou si vous êtes au paradis ou en enfer… ce type de notions que le film rejette, et parmi lesquelles, la notion de genre aussi en effet. On essaie toujours de nous présenter comme un monde très organisé, y compris dans les films de guerre. On en revient toujours aux films sur la Seconde Guerre Mondiale parce qu’au moins, tout le monde sait que les Nazis sont les méchants, les Américains sont les gentils, et que la ligne de combat se trouve ici en France, en Normandie. Mais les choses sont différentes aujourd’hui, quand on pense à la guerre, et au fond, je suis sûr que c’était plus compliqué que ça aussi à l’époque.

Monos Julianne Nicholson
Maintenant, on a édulcoré, on a nettoyé cette histoire, mais la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, la Colombie, ce sont des conflits que les gens n’arrivent plus à suivre car c’est trop compliqué. Les alliances changent sans cesse, comme par exemple dans le conflit qui oppose les Kurdes et les Turcs, ou encore dans la guerre contre les Talibans qui sont ensuite devenus des alliés contre l’État islamique. Ça bouge sans arrêt, il y a un véritable brouillard qui recouvre les conflits. Et ça ne concerne pas seulement les soldats de pays défavorisés. Même dans une armée riche, puissante et organisée comme celle des États-Unis, vous trouvez un jeune soldat qui souhaite se battre pour son pays et qui est envoyé en Afghanistan, au bout de 6 mois, il ne sait plus qui sont les alliés, qui sont les ennemis, pourquoi il se bat. Et plus que tout, je voulais essayer de faire un film de guerre où vous ne savez pas ce que signifie la victoire. C’est quoi « gagner » ? Par exemple, qu’est-ce que c’est que « gagner » en Irak ? Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre à cette question. Je sais ce que c’était gagner la Seconde Guerre Mondiale, vous savez… « Tuer Hitler »…

Oui et c’est la même chose dans le film, on ne connait pas la raison pour laquelle ils se battent ?

Oui et je voulais être sûr que vous ne le sachiez pas car sinon votre empathie, ou votre non-empathie, serait arrivée à cause de l’idéologie… « Êtes-vous d’accord avec leur but ? ». L’empathie se forme au travers de la raison et je voulais que l’empathie dans le film, vienne des tripes, de la peau.

On est frappé par les conflits intérieurs qui animent les différents personnages…

Les conflits intérieurs et extérieurs, oui… Vous vous rappelez cette scène où la Doctora est enchainée ? Il y a ces plans courts où on voit les réactions de chacun des Monos : certains ont cet air de satisfaction mêlé de culpabilité, d’autres n’en reviennent pas de ce qu’ils viennent de faire, et il y a Rambo qui part en pleurant. Beaucoup de ces réactions étaient authentiques. Une grande part de leur personnalité est ressortie à ce moment-là.

Il y aussi une interrogation sur la responsabilité. Sur ce qu’on fait et pourquoi. Quand le Messenger leur confie la vache en leur expliquant l’importance de bien s’en occuper, ils font la fête et les choses tournent mal. En conséquence, le chef de la bande se donne la mort, et on ne sait pas si c’est un moyen de prendre ses responsabilités ou au contraire de les fuir, en échappant à son jugement.

Je crois que c’est un peu des deux.

On voit ça tout au long du film, comme lorsque le Messenger leur demande à chacun de dénoncer les mauvaises actions de leurs camarades.

Oui quand ils doivent se lever et se dénoncer les uns les autres. C’est presque comme un jeu, c’est très enfantin. Mais vous savez, c’est très réel. J’ai écrit le scénario à Cuba, et là-bas ils ont une organisation de voisinage qui s’appelle les Comités de Défense de la Révolution (CDR), les voisins doivent se dénoncer entre eux : « Lui, je l’ai vu, il a eu plus de haricots qu’il n’aurait dû ! », c’est très maoïste. J’ai repris ça de là-bas.

À la fin, un des personnages est ramené en ville, vers la civilisation, par des militaires. On se dit qu’il est face à son avenir, à son destin, dans un monde si différent de tout ce qu’il a connu. Les soldats, eux, demandent à la radio « qu’est-ce que l’on doit faire de lui ? »

C’est la grande question en Colombie aujourd’hui : « Qu’est-ce que l’on fait ? ».


Propos recueillis et édités par Grégory Perez pour Le Bleu du Miroir