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ALICE ROHRWACHER | Interview

Alors que son dernier film, La chimère, venait d’être présenté en sélection officielle au festival de Cannes, nous avons rencontré Alice Rohrwacher sur la Croisette. Un entretien « top chrono » avec la cinéaste italienne, s’exprimant majoritairement en Français, en pleine ébullition cannoise.

La Chimère se déroule dans les années 1980 et raconte une histoire de tombaroli, des pilleurs de tombes étrusques en Italie. Cette idée vient-elle d’une actualité précise ou de votre imaginaire ?

Alice Rohrwacher : C’est un sujet qui vient de ma vie, de mon passé. J’ai grandi dans une région, la Toscane, où les vestiges archéologiques étaient au centre de la loi du marché. C’était une chose qui circulait quand j’étais enfant, quelqu’un racontait souvent que des trésors étrusques avaient été trouvés et qu’on cherchait à les vendre. Mais c’est aussi un sujet très contemporain. Il suffit de lire les journaux pour apprendre que des objets anciens arrivent parfois de manière illicite dans les musées. Il y a encore beaucoup de vols archéologiques dans la Méditerranée du sud.

Le personnage principal est un Anglais, joué par Josh O’Connor. Pourquoi avoir choisi ce personnage étranger dans un film très ancré en Italie ?

J’avais besoin de garder une dimension locale, avec des gens très enracinés, et je pense que le regard d’un étranger permettait de mieux voir. On voit toujours mieux à travers les yeux d’un étranger. C’était aussi un hommage au Grand Tour, ces voyages que les étrangers du nord de l’Europe faisaient à certaines étapes de leur vie pour découvrir les anciens vestiges étrusques, romains ou grecs autour de la Méditerranée. Au départ, j’imaginais quelqu’un de beaucoup plus âgé que Josh O’Connor, mais je l’ai rencontré parce qu’il était un grand fan d’Heureux comme Lazzaro. J’ai pensé qu’il pourrait interpréter ce rôle, et j’ai réécrit une partie de l’histoire.

Plusieurs références mythologiques apparaissent dans le film, on songe à Orphée et Eurydice ou au fil d’Ariane. Est-ce que vous y pensiez durant l’écriture, ou font-ils partie de votre inconscient ?

La mythologie, c’est à la fois des histoires qu’on se raconte et des symboles qui vivent dans notre inconscient. Le mythe d’Orphée et d’Eurydice a été surtout très présent pour ce film, soit à travers les paroles du poème de Rilke Sonnets à Orphée, soit avec la musique de Monteverdi qui accompagne le film, L’Orfeo.

la chimère film

Dans une des plus belles scènes de La Chimère, le héros tombe en fascination devant une statue, c’est pour lui un moment de bouleversement total. Est-ce qu’il vous est déjà arrivé de vivre la même chose face à une œuvre d’art ?

Les vestiges anciens m’impressionnent beaucoup. Pendant mes recherches pour le film, je suis souvent allée voir des archéologues. L’un d’entre eux était à la direction du musée de Vulci, dans le nord de l’Italie. Il venait de découvrir une tombe le matin même où je suis arrivée. Quelques jours plus tard, j’ai pu y entrer et il y avait un grand plat renversé. Il m’a dit : « Après 2500 années, on va retourner ce plat pour la première fois. » Il a fait un geste de la main et on a découvert des dessins d’animaux, des panthères, c’était très beau. Les yeux sont puissants, ils peuvent réellement toucher les choses. J’ai senti que les derniers yeux qui avaient touché cet objet étaient ceux d’une autre civilisation. C’était très émouvant.

La photographie du film est très ensoleillée, entre le réel et une dimension de l’ordre du conte, de la magie. Comment l’avez-vous travaillée ?

Avec la directrice de la photographie Hélène Louvart, on a cherché à être le plus vivant possible. On a mélangé plusieurs formats pour donner une sensation archéologique du cinéma, entre le 16 mm, le super 16 et le 35 mm. Certains le ressentent mais ce n’est pas nécessaire de le savoir pour voir le film, c’est quelque chose qu’on voulait mettre comme un secret. Les formats de pellicule ne sont pas un sujet très actuel à notre époque digitale, mais on s’est particulièrement amusées à les utiliser.

Comment est né le personnage, mystérieux et très stylisé, de la trafiquante d’objets d’art jouée par votre sœur Alba Rohrwacher ?

Ce personnage est né comme un jeu. J’avais besoin d’une figure de sorcière comme dans les contes de fée, quelqu’un qui est au-dessus des choses et qui tout d’un coup montre que ce qu’on a vu, ce sont seulement des engrenages entre les mains de quelqu’un d’autre, comme souvent dans la criminalité. On raconte une histoire de criminels, mais il faut faire un pas en arrière pour voir qu’eux-mêmes sont pris dans un engrenage encore plus grand. J’ai tout de suite pensé à elle pour le jouer. Ce n’est pas un personnage avec une psychologie, c’est plutôt un personnage avec un rôle social. On a choisi pour elle la couleur jaune, l’or. Ce film peut être d’ailleurs regardé à travers l’histoire des couleurs. Arthur le blanc, Flora le noir, Beniamina l’arc-en-ciel… Chaque personnage a sa couleur.

C’est la troisième fois que vous travaillez avec Alba Rohrwacher. Découvrez-vous encore des choses d’elle en la filmant ?

Je découvre qu’elle peut tout faire, pas comme moi ! Avant Les Merveilles, je n’avais jamais pris d’elle une image en mouvement, seulement des photographies. Il n’y avait pas de caméra dans notre famille, et les téléphones n’existaient pas. Ce que j’aime, c’est une tension qu’il faut rattraper. Il y a toujours chez elle quelque chose qui m’échappe.


Propos recueillis et édités par Victorien Daoût à Cannes, le 27 mai 2023

© photo V. Daoût