ALICE WINOCOUR | Interview
Alors que Proxima venait d’être présenté à Toronto et San Sebastian, Le Bleu du Miroir rencontré la réalisatrice Alice Winocour. L’occasion pour elle de parler de séparation et d’intime, de rapport mère-fille et de charge mentale féminine, de la place des femmes dans le monde du travail et le milieu de la conquête spatiale, d’évoquer toutes les facettes d’Eva Green, sublime de conviction et de sensibilité dans le rôle principal…
Comment vous est venue l’idée de Proxima ?
Alice Winocour : Depuis que je suis petite, j’ai toujours eu une fascination pour l’espace. C’était quelque chose d’un peu abstrait, mais j’ai commencé à m’intéresser plus à ce monde quand je suis allée à Cologne, à l’agence spatiale européenne. J’ai rencontré des entraîneurs, des astronautes… Plus je découvrais ce monde, plus je me rendais compte que toute cette préparation, toutes ces années d’entraînement, ce n’était jamais montré dans les films. Même si il y a parfois une partie du film qui se déroule sur terre, la majorité se passe dans l’espace…
Dans chacun de mes films, j’aime découvrir un nouveau monde. Pour parler de mon intimité, j’ai besoin de me projeter dans des mondes lointains et inconnus. Pour raconter cette relation mère-fille, l’espace me paraissait le sujet idéal. Tout de suite, la figure de l’astronaute s’est imposée à moi. C’est un film sur la séparation et cela pouvait raisonner avec la séparation avec la Terre.
Je voulais sortir de ce monopole hollywoodien de la représentation (…) avec ce prisme viriliste où les protagonistes semblent super-humains, tout puissants, comme des colonisateurs des espaces inconnues. Ce sont des valeurs américaines… Le paradoxe de l’astronaute, c’est que ce sont des êtres très fragiles.
Votre film fait écho avec Ad Astra, sorti en septembre en France. Ils se répondent comme en miroir, mais le votre est beaucoup plus terrien…
La particularité de Proxima, était la volonté de tourner dans les vrais lieux, là où s’entraînent les astronautes. Il y avait quelque chose de très excitant à s’y aventurer, pour un réalisateur. À Cologne, où il y a la base de l’agence spatiale, mais aussi dans la steppe kazakh dans le lieu où partent véritablement les fusées. C’était impressionnant d’y filmer nos séquences car ces lieux ont quelque chose de sacré, on y quitte la planète. Ce n’est pas anodin.
Il y avait de la poésie à filmer ces lieux, même dans leur fragilité. Je voulais que l’on soit immergé dans ce monde comme je me suis plongée dans cet univers pour écrire le film.
Le cinéma américain a vraiment saturé la représentation de l’espace à l’écran. Mais il n’y a pas que la NASA au monde, c’est l’argument que je mettais en avant lors que j’échangeais avec l’Agence spatiale européenne. Je voulais sortir de ce monopole de la représentation. Et dans le cinéma hollywoodien, il y a ce prisme viriliste où les protagonistes semblent super-humains, tout puissants, comme des colonisateurs des espaces inconnues. Ce sont des valeurs américaines… Alors que le paradoxe de l’astronaute, c’est que ce sont des êtres énormément fragiles.
Aujourd’hui, il y a ce fantasme du voyage spatial certainement lié à l’état de la planète. Comme si il en avait besoin de l’idée qu’il y a un ailleurs possible, une planète B.
Être astronaute, c’est faire l’expérience de la fragilité humaine. On se heurte en permanence aux limites du corps humain, car l’espace n’est pas un lieu fait pour les êtres humains. Il y a une sorte de violence physique à aller vivre là-bas. J’essaie de le raconter dans le film avec la perte du sens de l’équilibre, le corps qui grandit de plusieurs centimètres, les cellules qui vieillissent, la vision qui s’amenuise… C’est assez violent et parfois non réversible. Ce sont des sortes de mutants qui doivent évoluer avant d’aller dans l’espace.
Je voulais inverser ce regard, parler de la terre et à quel point on reste finalement des terriens et à quel point ce n’est pas si simple de quitter la terre. Notre corps n’est pas fait pour ça. Je voulais le montrer avec cet aspect documentaire, c’était mon obsession de cinéaste. La physicalité.
Aujourd’hui, il y a ce fantasme du voyage spatial certainement lié à l’état de la planète. Comme si il en avait besoin de l’idée qu’il y a un ailleurs possible, une planète B.
Au-delà du rapport avec la mère, il y a de nombreuses symboliques dans cette expérience unique…
Oui, comme dans cette scène où la mère et la fille sont dans la piscine, collées l’une à l’autre dans l’eau, rappelant le liquide amniotique. Il y a un double sacrifice, une double séparation. Je voulais filmer toutes les formes d’attachements et ce n’était pas une forme de projection poétique. Même dans le protocole spatial, il est écrit « séparation ombilical » donc il y a vraiment cette idée de la terre mère. Je n’ai rien inventé et j’ai construit le scénario autour de ses différentes étapes de séparation, comme les étapes de la fusée en quittant l’atmosphère terrestre.
J’aimais cette possibilité de confronter l’immensité de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Des grands espaces à la fragilité d’une relation entre une mère et sa fille. Des enjeux complètement humains, intimes.
Qu’est-ce qui a guidé votre écriture du personnage d’Eva Green ?
Je souhaitais montrer ce personnage de super héroïne qui est aussi une mère. Au cinéma, les super héroïnes sont toujours montrées sans enfant. On est habitué avoir des personnages de « femme forte » dans l’espace mais elles n’ont pas d’enfants, ou alors ils sont morts comme dans Gravity. Pourtant, dans la vie réelle, les femmes ont des enfants et ils sont bien vivants. Je voulais raconter ce dilemme, cet écartèlement entre sa passion, son désir, et son rôle de mère.
Proxima c’est l’idée de proximité mais aussi de la transmission, d’une génération à l’autre, d’une mère à une autre fille. Cette construction sociale de la mère parfaite pèse énormément sur la vie des femmes, cette culpabilité avec laquelle on doit systématiquement composer. Je voulais montrer l’idée que l’on peut aussi aller verser les rêves, sa liberté. C’est le dilemme auquel est confronté le personnage d’Eva Green.
L’idée du film est justement celle d’une libération, autant de la mère que de la fille. Car la fille se libère aussi du rêve de sa propre mère pour aller vers son propre rêve et sa propre existence. Je me suis identifié à l’une comme à l’autre.
Mati Diop nous confiait récemment que « Pour une femme, souvent, la liberté, l’autonomie, est un luxe qui se paye cher. » Cela pourrait complètement s’appliquer au parcours de Sarah pour s’imposer dans ce monde très masculin tout en ne sacrifiant pas son rôle de mère. Faut-il de l’audace pour s’autoriser à vivre ses rêves quand on est une femme ?
Dans les carrières compétitive comme celles d’astronaute, c’est encore plus difficile pour une femme car il y a cette affirmation à être l’égale de l’homme, en effectuant le même travail, dans un monde pensé par les hommes et pour les hommes.
L’exemple du scaphandre le reflète, puisque celui-ci a été moulé en fonction de la morphologie masculine. Les femmes doivent s’entraîner avec ce qu’apprendre qui pèse déjà 130 kg. Elles doivent s’adapter à ce monde, même si celui-ci commence à évoluer. Comme le dit Matt Dillon à Eva Green, la mère parfaite n’existe pas plus que l’astronaute parfait. Ce n’est qu’une construction sociale extrêmement lourde à vivre pour les femmes qui n’ose pas suivre leurs propres désirs.
Certaines femmes astronautes n’osent même pas parler de leur famille pour ne pas apparaître plus faible aux yeux de leurs collègues masculins.
Derrière le parcours professionnel et personnel de votre héroïne, il y a la question de la charge mentale quotidienne d’une femme contemporaine…
Dans mon travail, c’est quelque chose d’important que de montrer le féminin. J’ai l’impression que c’est quelque chose qui fait encore un peu peur au cinéma et je souhaité montrer ce pan inconnu de la vie des femmes et comment elles gèrent vie familiale et accomplissement professionnel.
Est-ce que les femmes n’en parlent pas parce qu’elles ont conscience que, de l’extérieur, c’est perçu comme une faiblesse d’avoir des enfants ? Dans le cadre professionnel, on nous rabâche que d’avoir des enfants va nous empêcher d’évoluer, que cela va créer des empêchements…
Dans cette nouvelle répartition des rôles qui commence à opérer au sein de la famille, je ne voulais pas de personnages masculins simplistes. Dans le film, si le père ne voit pas beaucoup sa fille au départ, il apprend à être père progressivement (quand il récupère la garde de sa fille) et s’en occupe finalement très bien. L’astronaute américain joué par Matt Dillon, lui, apparaît – au départ – comme un macho mais finit par reconnaître la valeur de Sarah. Cette complexité, cette ambivalence, me paraissait importante.
Eva Green a quelque chose de fascinant, un magnétisme et une sorte d’étrangeté, de poésie.
Et si le personnage de Matt Dillon ressent peut-être de la culpabilité à laisser les siens, celle-ci reste plus violente envers Sarah du fait de la condamnation sociétale qui s’exerce sur les femmes. Si c’est en train de changer, cette charge mentale persiste car la responsabilité de la famille demeure pour la femme. Certaines femmes astronautes n’osent même pas parler de leur famille pour ne pas apparaître plus faible aux yeux de leurs collègues masculins.
C’est assez révélateur sur ce qui se passe dans le monde de l’espace mais plus généralement dans le monde du travail. Alors qu’en fait, être mère est le meilleur entraînement pour devenir multitâches. (Rires). Un astronaute a besoin de savoir faire 1000 choses en même temps. Je voulais sortir du silence cet aspect de la vie des femmes.
Avez-vous déjà Eva Green en tête lors de l’écriture du film ?
Eva a quelque chose de fascinant, un magnétisme et une sorte d’étrangeté, de poésie. Elle a déjà ce côté « space », elle dit elle-même qu’elle n’est « pas de cette planète ». Je trouvais intéressant qu’elle amène cette espèce d’étrangeté au personnage comme si elle n’était pas vraiment de notre monde. J’adore les comédiens qui ne sont pas dans le moule, dans lesquels on peut se projeter. Ce n’est pas un hasard si elle est une égérie de Tim Burton, qu’elle est si douée pour jouer des personnages qui ne sont pas conformes. Cela me touche énormément. Je voulais trouver une petite fille qui avait aussi cette particularité là.
C’était intéressant de la remettre sur Terre et de la faire travailler sur son rôle de mère, elle qui n’a pas d’enfants, justement pour ne pas jouer les mères parfaites. Les répétitions avec la petite fille ont été nombreuses. C’était nécessaire, bien sûr, mais aussi émouvant de la voir reproduire les gestes maternels pour apparaître comme la meilleure mère possible, comme ces femmes qui ne se sentent pas de bonne mère.
Cet angle là devrait salvateur pour de nombreuses femmes qui découvriront le film, en opposition au diktat dont on parlait…
En Allemagne, il y a une expression de « mère corbeau », c’est très péjoratif et violent pour décrire ces femmes qui travaillent alors qu’elles ont des enfants. Je trouvais très beau de filmer sa maladresse et en même temps ce côté guerrière que possède Eva.
Eva Green s’est mise en danger avec la petite fille, car cela peut faire peur d’aller vers quelque chose qu’on ne connaît pas. Et puis, Eva a ce côté astronaute dans sa manière de prendre les rôles à bras-le-corps. Elle se levait à 5h30 du matin pour faire des entraînements, pour avoir le corps d’une astronaute, sa musculature. C’était un tournage très physique, dans des conditions climatiques pas toujours simples. On a pas forcément cette image d’elle et pourtant, c’est quelqu’un de très dur au mal.
On pouvait l’apercevoir dans plusieurs de ses rôles, peut-être moins connus…
Elle a cette résistance digne d’un soldat, cet engagement total dans un projet. C’est quelque chose que j’aime beaucoup chez les acteurs.
Propos recueillis par Thomas Périllon pour Le Bleu du Miroir