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ANCA DAMIAN | Interview

Avant la sortie de L’extraordinaire voyage de Marona le 8 janvier prochain, nous nous sommes entretenus avec sa réalisatrice, Anca Damian, qui revient ici sur notre coup de cœur du festival d’Annecy 2019.

Au vu de votre proposition osée, on a envie de vous demander ce qui, pour vous, est le plus important à transmettre dans vos œuvres ?

Le plus important, c’est d’utiliser la forme cinématographique qui correspond au sujet. La forme cinématographique, ce n’est pas faire un film en 2D ou en 3D. Cela signifie plutôt que j’utilise la création de l’espace. L’animation est une œuvre qui ne part de rien, on peut tout créer. Moi je pense qu’il y a une vision à laquelle je dois être fidèle, une vision qui est liée au sujet.

Bien sûr que je veux que le film arrive au public, qu’il reçoive ce cadeau composé d’émotions, de beauté visuelle ou auditive, une histoire touchante. Tout cela, le spectateur mérite de le recevoir. C’est le monteur de Coppola qui a dit : « la salle de cinéma est un amplificateur ». Moi, je n’avais jamais pensé utiliser ces termes simples, mais effectivement, ce qui est dans la tête du créateur résonne dans le public. Alors ce qu’on communique ça doit être un message important, qui ressort de nous, qui devra avoir une valeur cathartique qui peut changer un individu. 

L’extraordinaire voyage de Marona est de ces œuvres ONVI qui explosent les cadres de leur médium. Pour reprendre vos termes, on sent que votre long-métrage est une création de l’espace, dans l’espace. De fait, n’est-il pas trop de difficiles pour Marona de trouver son public ?

Si, bien sûr. On vit dans un temps où le marketing est roi, où le film devient un produit très bien fait. Dans la distribution, l’œuvre a besoin d’un accompagnement adapté, mais la vraie question est plutôt comment on peut communiquer pour que le désir de la voir naisse chez le futur spectateur. À part de dire qu’on aime beaucoup, qu’est-ce qu’on communique pour créer le désir d’avoir cette expérience émotionnelle et visuelle particulière ?

Il est vrai qu’au-delà de l’évidence humaniste de l’œuvre, il y a une intention « inclusive », d’aller chercher dans le message une subtilité où chaque personnage n’était pas à mettre dans une case précise, où tout n’est ni blanc ni noir. À quel point vous avez voulu créer cette bulle où chaque individu trouve sa place ?

Dans Marona, je prends des thèmes sérieux (la vie, la mort, l’amour, etc.), mais je les enveloppe dans une histoire qui a plusieurs niveaux d’accessibilité (selon les âges) au public. En même temps, il y a beaucoup de détails, de paradoxes, de bipolarité, des fragilités que je considère précieuses. Je tenais à ce que chaque personnage ne soit ni bon ni mauvais. Les deux se mélangent, chacun dans sa bipolarité. Quand je parlais avec les acteurs, je disais souvent « lui il est bipolaire, lui il est bipolaire ». Tout le monde à sa propre bipolarité, tout le monde balance entre plusieurs personnalités.

Et en même temps, bien sûr qu’il y a beaucoup d’humanité. Moi je crois que la vie est paradoxale, que c’est la logique du cœur de la vie. Si un film ne contient pas ce paradoxe, alors il n’a pas vraiment la valeur de la vie. Beaucoup de détails dans Marona ont pour objectif de donner de l’ampleur à ces paradoxes. Cela m’amuse que les gens s’arrêtent à « c’est une simple histoire de chien », alors que sous cet aspect j’utilise différents niveaux de lecture. En fait, j’aime l’apparente modestie du film. Ce n’est pas un film comme La reine des neiges vous voyez. Un film glorieux qui s’installe, qui a de grandes prétentions. C’est un film qui s’installe dans la modestie, mais avec une humanité profonde. 

Une modestie de la narration, mais pas du visuel. Votre utilisation du médium de l’animation est impressionnante. Comment vous arrivez à imaginer tous ces détails qui surgissent à l’écran ? Par ailleurs, on ressent dans votre animation beaucoup d’influences, notamment dans le courant du cubisme. Pourquoi ce choix ? 

C’est un processus plutôt naturel. Si tu veux dire quelque chose, les autres choses viennent naturellement. Elles viennent avec l’âme du film. 

De mon point de vue, on ne peut pas dire que j’ai des influences directes. Ce sont plutôt des racines, notamment chez Chagall. Néanmoins, une fois toute cette histoire d’art intégrée, ce n’est plus un problème, ni même un processus de pensée. C’est un découlement naturel.  

Là où de nombreuses productions s’arquent dans une forme de réalisme malgré le médium de l’animation qui permet une pleine liberté, on a envie d’applaudir Marona pour sa prise de risque et sa maîtrise dans cette explosion constante à l’écran. Pourquoi cette envie d’être toujours surprenant ?

Voyez-vous, moi je prends ma création comme une énergie qui à son âme. L’objectif à mon sens est que le spectateur se dit : « c’est là que je veux être. Je comprends que le monde est une énergie et je suis une particule de ce tout. » J’ai assumé des risques avec ça, mais apparemment il y a des gens partout dans le monde qui sont touchés, bouleverser par cette connexion. Et ça fait plaisir ! (rires). Un film c’est beaucoup de travail, mais après la fabrication c’est fini pour moi. Je me déconnecte du monde que je viens de créer et j’aime l’idée que ce monde commence sa vie ailleurs. On en revient à la phrase du monteur de Coppola et je suis persuadé que l’art doit changer le monde d’individus en individus. J’aime à penser d’ailleurs que l’art est une vibration.  Je pense que le niveau matériel du monde est quelque chose de très factice. Ce n’est pas le véritable niveau de la vie. 

C’est intéressant ce que vous dites. C’est quelque chose que l’on ressent à travers votre long-métrage. Vous vous amusez régulièrement dans vos transitions à exploser les murs, les pièces, les places pour ne laisser que le personnage. D’ailleurs, pourquoi avez-vous fait le choix d’un animal comme protagoniste ?

De mon point de vue, l’animal est mieux que l’homme (rires). Il nous apprend beaucoup. Moi je n’ai pas beaucoup vécu dans la nature, je suis une citadine. Néanmoins, je trouve qu’il y a une connexion avec les animaux. Le chien m’impressionne notamment. Il ne vit pas dans le passé ou le futur. Il vit dans le présent. Il te reflète. Leur dévouement est total, alors que pour un humain il y a toujours une limite très précise.

Le choix de casting voix de Marona (Lizzie Brocheré) sonne comme une évidence dès les premiers instants. Comment choisissez-vous vos acteurs pour qu’ils collent à votre vision ?

Pour Lizzie, je la connaissais déjà puisque je travaillais avec elle sur un autre film. Elle a aussi cette qualité de femme qui balance entre féminité et innocence. En revanche, pour les autres personnages j’ai fait des castings.  

On sent une volonté dans L’extraordinaire voyage de Marona de mettre plusieurs niveaux de lecture dans un écrin simple. Au vu des échos du festival d’Annecy, un pourcentage des spectateurs s’arrête malheureusement à sa première apparence. Pourtant Marona parle de la mort, de la maladie, de la violence…

Oui, mais les gens ne s’y attendent pas. Moi je dis que c’est un film inattendu, que les gens ont besoin d’intégrer la valeur des choses. Parce que comme il semble familial, voir au-delà de cette apparente simplicité n’est pas évident de prime abord. Vous savez, les gens veulent souvent que l’on discute de choses sérieuses, mais en même temps intégrer des sujets sérieux dans une forme plus ludique, plus « charmante » c’est à mon sens mieux. Comme cela, on peut vraiment toucher. Malheureusement, il y a une partie du public, voire de la critique qui a besoin de se sentir très sérieuse. Ils oublient la valeur du ludisme, de trouver la valeur de la vie dans les petites choses. Probablement qu’il y a des personnages cartésiens qui n’accepteront jamais un tel film…

On retrouve une rare bienveillance dans votre long-métrage envers tous vos personnages, un peu comme dans le cinéma de Frank Capra. Dans cette humanité se cachent toute la délicatesse et la faiblesse de vos personnages. Comment avez-vous fait votre processus d’écriture ?

C’est vrai que la faiblesse est humaine (rires). En fait, à l’époque où je travaillais sur Marona, je devais m’expliquer plusieurs fois avec mes animateurs.  D’un côté nous avions une scène triste que mes animateurs voulaient accentuer, et moi je voulais qu’elle soit drôle. Je trouve important qu’il y ait un mélange d’émotions, parce que finalement c’est ça la vie. 

Pour le processus d’écriture, c’est beaucoup de travail. Mais si je devais résumer, disons que je suis guidé par une vision globale. Les idées qui viennent se rajoutent pour renforcer le concept. Je pars d’une idée maîtresse et je construis autour sous forme d’arborescence. Sur les grandes lignes, c’est assez figé, mais je m’amuse beaucoup sur les petits détails. Ceux que le spectateur ne verra pas forcément au premier visionnage. En fait je m’amuse beaucoup à créer des micro-univers dans mon univers. 

C’est intéressant que vous employiez le mot univers… Dans Marona, on retrouve souvent ce concept avec de nombreuses planètes et système solaire qui tournent entre les scènes. Et alors on passe justement d’univers en univers.

C’est aussi pour moi une manière de renforcer la métaphore. Nous vivons sans penser que nous sommes des particules sur une planète, sans avoir la vision du monde. On croit que notre problème est le problème. On perd la connexion, la verticalité de notre existence. Marona c’est une histoire qui est comme une graine dans l’univers sur une planète un peu bizarre qui n’est pas tout à fait la Terre. 

Ce que vous dites est peut-être la dernière clé de compréhension de Marona. Votre prisme personnel qui explique l’agencement de l’univers que vous avez créé.

Oui, mais vous savez, même si le spectateur n’intellectualise pas, il reste quelque chose. Ce sont les images qui travaillent. Il est vrai que Marona est un film où une part de moi transparait. Mais cette histoire à ce moment dans le temps, n’est pas répétable. Une réalisatrice évolue avec ces créations. L’extraordinaire voyage de Marona vit à présent seul, avec sa lumière fragile et j’avance vers mes autres projets.  


Propos recueillis par Mathieu Le Bihan pour Le Bleu du Miroir