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BENOÎT DELHOMME | Interview

D’abord il y a Duelles, un film belge réalisé par Olivier Masset-Depasse et sorti en 2019. Ce thriller situé à Bruxelles dans les années 1960, construit sur un scénario jusqu’au-boutiste et un duel d’actrices, est très tôt repéré par la société de production de Jessica Chastain, annonçant dès lors la préparation d’un remake américain. Quelques années plus tard, Mothers’ Instinct entre en production et transpose l’histoire originale de l’autre côté de l’Atlantique. Nous voici désormais au cœur d’un quartier tranquille et bourgeois du New Jersey, où deux familles modèles et voisines partagent le même mode de vie. Alice et Céline, femmes au foyer, sont dévouées à leurs maris en costume qui ne rentrent que lorsque les enfants vont se coucher ; leurs deux garçons respectifs, Theo et Max, ont le même âge et sont inséparables. Ils peuvent même se retrouver facilement en passant d’un jardin à l’autre grâce à l’ouverture d’une haie entre les pelouses. Cet équilibre routinier, familial et conventionnel est rompu lorsque Max chute d’un balcon sous les yeux d’Alice, impuissante pour éviter le drame. Céline a perdu son enfant. Tout en vivant son deuil, elle passe de plus en plus de temps auprès de Theo. Alice se sent coupable de n’avoir rien pu faire mais elle est bientôt persuadée que sa famille est en danger. Est-elle paranoïaque ou a-t-elle une intuition fondée ? Alice a-t-elle de vraies mauvaises intentions contre la famille de Céline ?

Au cœur de Mothers’ Instinct et ses sombres retournements, deux actrices étincellent, Jessica Chastain et Anne Hathaway, l’une blonde et l’autre brune. Derrière la caméra, le chef opérateur Benoît Delhomme (L’Odeur de la papaye verte, Une merveilleuse histoire du temps, At Eternity’s Gate) signe sa première réalisation. Ce fut une surprise pour lui car il ne savait pas qu’il en serait le metteur en scène encore quelques jours avant le début du tournage… Les conditions de sortie du film sont également particulières puisqu’il a été mis en ligne sur Amazon le 7 juin, sans attaché de presse ni aucun média pour le signaler. La rencontre a lieu quelques jours plus tard, dans un café parisien.



 

Vous êtes chef opérateur depuis les années 1990. Quel chemin vous a mené à la réalisation de Mothers’ Instinct ?

Au départ, je devais faire ce film uniquement comme chef opérateur. Jessica Chastain et Anne Hathaway, qui sont également productrices et avec qui j’avais déjà travaillé, ont suggéré mon nom au réalisateur du film original, qui devait faire son propre remake. Quand je suis arrivé à New York pour la préparation, je me suis rendu compte que quelque chose n’allait pas. C’était très compliqué, très bizarre, il y avait surtout un problème à cause du peu de temps de tournage prévu. La préparation ne fonctionnait pas. Une semaine avant le tournage, Olivier est parti. Les producteurs m’ont dit : « Reste avec nous. On va chercher quelqu’un pour réaliser le film. » Je suis resté à New York en attendant de voir ce qui allait se passer. Finalement, ils n’ont trouvé personne et un matin, au cours d’un petit-déjeuner avec tous les producteurs, Jessica Chastain m’a demandé : « Est-ce que tu accepterais de reprendre le film comme réalisateur ? » C’était trois jours avant le début du tournage.

Auparavant, aviez-vous déjà pensé à réaliser un film ?

Jessica Chastain me l’avait demandé il y a longtemps. C’était pour un film qui devait se passer en France, avec un très beau scénario sur un peintre impressionniste, mais ça ne s’est finalement pas fait. Nous avons un lien assez fort depuis le tournage de Salomé, qu’Al Pacino a réalisé d’après la pièce d’Oscar Wilde. C’était une sorte d’atelier expérimental, de théâtre filmé et de documentaire, en équipe très réduite, où je m’occupais de la lumière bien sûr mais aussi de mettre en place les plans souvent seul. J’ai même fait une partie de la conception des décors. Un chaos organisé dans lequel tout le monde était un peu acteur. Jessica débarquait de la Juilliard School et n’avait encore quasiment rien fait. Tous les jours, Al me disait : « Elle est extraordinaire ! » On sentait qu’elle allait devenir une grande actrice. À l’époque, elle était loin d’avoir le pouvoir de produire et elle m’avait dit : « Un jour, tu feras un film comme réalisateur. »

Et ce jour est arrivé. Comment avez-vous reçu cette proposition de réaliser Mothers’ Instinct ? Que s’est-il passé dans votre tête ?

C’est allé très vite. Je me suis dit : « Je connais bien les deux actrices principales, c’est un décor presque unique avec les deux maisons côte à côte, le scénario est simple et bien construit. Ce sera l’occasion de filmer un face-à-face entre deux actrices, comme à Hollywood dans les années 1940. C’est une expérience, allons-y. » Les producteurs voulaient faire un thriller à la Hitchcock, mais je ne suis pas un spécialiste du genre et il ne me restait que trois jours avant de commencer. J’ai vite compris que je pouvais aborder ce film comme deux portraits d’actrices.

Comment avez-vous appréhendé la direction d’acteurs ? C’était quelque chose de nouveau pour vous.

J’ai toujours filmé les acteurs sans être directement en contact avec eux. En tant que chef opérateur, on est des deux côtés. On est parfois le confident des acteurs car ils ont besoin de nous, et on est aussi avec le metteur en scène qui peut nous demander : « On va faire ça, mais il ne faut pas le dire aux acteurs. » J’ai passé ma vie dans cet entre-deux.

Je sentais que je n’avais pas assez d’expérience pour vraiment diriger deux actrices de ce calibre. Elles connaissaient leurs rôles mieux que moi, elles avaient travaillé chacune de leur côté, quelle prétention aurais-je eu de les mettre dans un carcan ? J’ai découvert deux jours avant le tournage ce qu’elles avaient mis en place pour les costumes et les coiffures, ce qui était génial. Je n’avais pas envie d’être cette personne qui leur dirait : « Ah non, ce mot-là, il ne faut pas le dire comme ça. » Au début je n’avais sûrement pas assez de point de vue de réalisateur. Je n’ai pas eu le temps de répéter avec les actrices, ni même de parler des personnages. On a dîné ensemble la veille du premier jour et on s’est engouffrés là-dedans, en sautant tous les trois à pieds joints.

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Quelle réflexion avez-vous eue pour définir vos choix de mise en scène ?

Il n’y avait que vingt-quatre jours de tournage. Pour pouvoir filmer tout le scénario, on ne pouvait faire que deux prises par plan. Anne Hathaway et Jessica Chastain sont tellement douées qu’elles ont accepté le pari. J’avais à la fois un désir de faire ce film et une angoisse immense : « Comment mettre en place une mise en scène originale en si peu de temps ? Comment trouver mon style ? » C’était beaucoup de travail parce que je restais aussi chef opérateur et cadreur. Je prenais des notes le soir, dans ma chambre d’hôtel, pour préparer les angles de champ des séquences du lendemain, mais il n’y avait pas assez de temps pour réfléchir. Je me suis donc dit que j’allais faire le découpage technique le plus transparent et frontal possible. Je les ai filmées de manière simple, en champ-contrechamp, chose qui m’aurait peut-être énervé si j’avais été uniquement chef opérateur et qu’on pourrait reprocher dans un thriller. David Fincher ne montre pas frontalement, il filme à travers un trou de serrure, il a toujours un dispositif virtuose. J’ai pris le parti de montrer simplement, pour privilégier cet affrontement d’actrices, de personnages.

En parlant de David Fincher, la scène de la cave peut évoquer la tension de celle du sous-sol de Zodiac.

Je l’ai mise en place en cinq minutes. Les producteurs m’avaient demandé de ne pas la tourner parce qu’on n’avait plus le temps ce jour-là, mais je leur ai dit que je voulais filmer tout le scénario. Même si on devait faire vite, j’avais le sentiment qu’il fallait filmer toutes les scènes, avoir toute la structure dramatique. J’aime beaucoup le moment où Céline arrête avec sa main la petite chaînette qui bouge. Elle comprend qu’il y a quelqu’un dans la cave et son geste est déjà presque celui d’une tueuse. Juste après cette scène, quand Alice remonte de la cave et qu’elle s’explique avec Céline, j’ai filmé une séquence où les deux femmes ont commencé à se battre spontanément. Ce n’était pas prévu du tout. C’était extraordinaire, toute la violence entre les deux personnages est sortie d’un coup, l’énergie de leur compétition explosait. J’ai même dû arrêter la prise parce que j’ai eu peur que les deux actrices se battent en vrai ! On m’a suggéré de ne pas garder cette scène au montage et je le regrette maintenant.

La mort de l’enfant qui survient au début du film est très émouvante, tout est suggéré. Comment avez-vous pensé le découpage de cette scène cruciale ?

Personne ne veut voir la chute de l’enfant, on ne peut pas montrer ça. Le lent panoramique qui passe à travers les feuilles, descend du balcon puis arrive sur la mère qui tient son enfant dans ses bras comme une Madone, est la métaphore de cette chute au ralenti. J’aurais voulu que le plan soit encore plus long, comme celui d’après, très serré, où la mère berce son fils. J’ai dû de le réduire au minimum alors que je voulais que ce soit presque insupportable à voir. C’était quelque chose de fort et abstrait, Anne faisait une sorte de râle qui était en même temps comme une comptine. J’ai eu plein de désirs dans ce film et je n’ai pas toujours pu aller au bout de mes intuitions.

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La résolution du scénario est assez extrême, mais on sent que le cœur du film se situe ailleurs, notamment dans les sentiments de paranoïa et de culpabilité qui animent les personnages. Avez-vous pensé au film que vous auriez réalisé si vous aviez eu davantage de temps pour le faire ?

Souvent, la nuit, je remonte ce film dans ma tête. J’aimerais le reprendre, comme quand je fais de la peinture. Parfois, je retourne vers une toile qui est dans mon atelier pour continuer à la peindre, même des années après. Si je le pouvais, je remonterais le film comme étant le cauchemar d’Alice, le personnage de Jessica Chastain. J’avais filmé in extenso la scène où les deux couples dansent au début du film. Pour moi, tout est contenu dans cette séquence : la compétition, l’affrontement, la jalousie… Au montage, je l’avais reprise à la fin, au ralenti et à l’envers, comme si Alice avait imaginé toute cette histoire et que c’était pendant cette danse que l’idée lui était venue. Il aurait ensuite fallu tourner une séquence où les deux familles « parfaites » se réveillent le matin. Les femmes préparent le petit-déjeuner, les maris sont au volant de leur voiture, les enfants prêts pour partir à l’école, une belle journée peut commencer. J’aurais fini sur un gros plan un peu bizarre où Alice aurait dit bonjour à Céline. Le film serait une sorte de fantasme du personnage de Jessica, à la fois cauchemar et désir inconscient. J’aurais aimé ajouter quelques séquences avec elle, pour qu’on comprenne encore mieux qu’elle dérape. Il faudrait donc prendre la fin comme une idée poétique impossible, venant de l’esprit d’une femme très névrosée qui s’invente un scénario pendant une danse, comme dans un rêve.

Quelles envies vous a donné cette première expérience de réalisation ?

J’ai envie de réaliser d’autres films ! Je suis d’ailleurs en train d’en écrire un, plus personnel. J’ai appris beaucoup de choses en faisant Mothers’ Instinct. Je n’ai pas préparé ce film comme réalisateur, je ne l’ai pas choisi, c’était un défi. Je croyais naïvement avoir tout compris à la mise en scène, parce que j’ai un point de vue sur le jeu d’acteur en tant que cadreur et que j’ai très souvent aidé des cinéastes, mais on ne peut pas savoir ce que c’est tant qu’on ne se réveille pas en se disant « C’est moi le metteur en scène », et tant que la peur ne nous a pas pris le matin en arrivant sur le plateau.

Qu’est-ce que cela vous a appris en tant que chef opérateur ?

Je pense que ça m’a rendu beaucoup plus humble. J’ai compris la solitude du réalisateur, et à quel point on manque de temps et de moyens pour mettre en œuvre ce qu’on a dans notre tête. Dès qu’on partage une idée, il faut l’expliquer, mais on l’explique toujours un peu moins bien que ce qu’on imagine. Le film, au final, n’est jamais aussi beau que ce à quoi on pensait. Je crois que chaque personne qui fait du cinéma, quelque part, voudrait bien pouvoir le faire tout seul pour garder ses idées intactes. C’est pour ça que je fais de la peinture, depuis trente ans, sans pourtant entrer dans le monde de l’art. Je vais dans mon atelier, je fais des images auxquelles je crois et que personne ne me demande de faire, et même si je n’arrive pas à peindre tout ce que je veux peindre, je suis seul, je peux les reprendre, ça ne coûte pas cher. Je crois que tous les réalisateurs ont plus ou moins, au départ, le fantasme d’être écrivain ou peintre pour rester libre.


Propos recueillis par Victorien Daoût le 13 juin 2024, à Paris

Mothers’ instinct est disponible sur Prime Video