BORIS LOJKINE | Interview
BORIS LOJKINE SIGNE AVEC L’HISTOIRE DE SOULEYMANE UN FILM HALETANT ET TERRASSANT DANS LEQUEL LA COURSE LAISSE PLACE AU CHEMIN. LE RÉALISATEUR DIT PLUS FACILEMENT « ON » que « JE » MAIS A DÉJÀ CREUSÉ, EN TROIS FILMS, UN SILLON TRÈS PERSONNEL. RENCONTRE DANS LE CADRE ESTIVAL ET IDYLLIQUE DES RENCONTRES CINÉMA DE GINDOU.
Dix ans après, L’Histoire de Souleymane apparaît comme une forme de prolongement à Hope. Comment est né le projet ?
Boris Lojkine : En 2020, je réfléchissais à faire un film autour d’un personnage de migrant en France. Après Hope, c’est vrai qu’on m’a beaucoup demandé pourquoi je ne racontais pas la suite, l’arrivée des personnages ici. Je résistais parce que j’ai toujours fait des films loin, ça faisait vraiment partie de mon désir de cinéma. Le cinéma pour moi, s’accompagne de l’idée du voyage, de l’aventure, c’est une manière d’explorer quelque chose que je ne connais pas. Et puis j’ai évolué et j’ai commencé à faire des repérages autour des mineurs isolés à Paris.
Le confinement a mis un coup d’arrêt à ces repérages et a vidé les rues de Paris, c’était très spectaculaire. Les seules personnes qu’on voyait, c’était les livreurs. C’était aussi contemporain d’un moment qui avait commencé dans les années 2010, où les livraisons des repas à domicile devenaient un phénomène urbain massif. Et tout d’un coup ça m’est apparu comme une évidence que la rencontre entre ces deux sujets m’intéressait : le flux migratoire et la description d’un capitalisme numérique. Ce n’est pas un hasard si entre 50% et 80% (par définition on mesure mal l’activité illégale) des livreurs parisiens sont sans-papiers. Le sujet m’intéressait et cinématographiquement, j’étais excité par cette figure de ce mec sur son vélo.
Êtes-vous familier de Paris et si oui, porter un regard extérieur sur la ville était-il un enjeu, voire un défi ?
Oui, j’habite dans le 10e arrondissement. On a filmé une ou deux scènes à 100 mètres de chez moi et globalement dans le Paris que je connais très bien : Barbès, les Grands Boulevards, la ligne 2 du métro. En effet, ça faisait partie de ma difficulté à aborder le projet, pas tant pour changer mon regard mais plutôt en terme de désir. Pour la première fois, je devais filmer dans des lieux familiers. Ce qui m’a aidé, c’est de plonger dans une communauté. J’ai une conception assez anthropologique de mon travail, j’aime comprendre comment un milieu fonctionne, observer les rapports sociaux, les rapports de domination. Que ce soit les communautés de migrants ou les photojournalistes ou ces groupes de livreurs. Je devais donc montrer le Paris de ces gens-là, leurs lieux et pas les miens.
Dans le film, il n’y a pas de restaurants de bobos, il n’y a pas de cafés. Si un livreur veut boire un café, il s’arrête chez McDo, chose que je ne fais jamais. Je suis content qu’on ait pu voler un plan devant le McDo de Cadet. Quand on épouse une communauté, je trouve très important de comprendre sa propre géographie. J’ai le sentiment que pour ce film, on a fait les choses dans le bon ordre, de la bonne manière, à toutes les étapes. D’habitude, on fait des repérages de décors pour filmer des scènes déjà écrites, moi j’ai commencé, avant l’écriture, avant même la réflexion, par faire ce que j’appelle des repérages d’écriture. Avec Aline Dalbis, qui est devenue la directrice de casting du film, on a rencontré beaucoup de livreurs. On en a trouvé une quinzaine qui ont accepté de nous raconter leur histoire. C’est seulement dans un deuxième temps que je me suis demandé quel film je pouvais faire avec cette matière. J’aime que le travail de la fiction parte du réel.
J’ai le sentiment que pour ce film, on a fait les choses dans le bon ordre, de la bonne manière, à toutes les étapes.
Et pourtant, aussi bien dans Hope, dans Camille que dans L’Histoire de Souleymane, ce sont toujours les personnages qui finissent par dominer le sujet.
Oui, ils finissent (rires). C’est tout le travail du scénario. Pour Hope, ça avait été un travail très long de construire des personnages avec une telle singularité à partir d’un sujet si fort. Il a fallu que j’accepte que le film ne raconterait pas l’histoire d’un migrant mais l’histoire d’un couple. C’est l’enjeu fictionnel de ce qui se passait entre les deux personnages qui a pris le pas sur l’enjeu documentaire. Les migrants veulent tous la même chose, ça n’en fait pas des bons personnages de fiction. Pour qu’il y ait de la dramaturgie, il faut mettre en scène un personnage qui ne veut pas la même chose que tout le monde. Le processus d’écriture peut être très long pour sortir un personnage d’une matière documentaire comme un sculpteur fait surgir une statue de la glaise. C’est sans doute ça qui donne le rapport très particulier qu’il y a dans mes films entre le réel et la fiction.
L’Histoire de Souleymane est entièrement tourné à Paris mais c’est dans Hope qu’on voit la Tour Eiffel.
C’est vrai ! Je n’avais vraiment pas envie de montrer le Paris touristique. Il y a plusieurs territoires dans le film et j’ai choisi de filmer le Paris de la livraison dans les 9e et 10e arrondissements, qui sont très parisiens, haussmanniens mais pas touristiques. Ça convenait bien à ce que je voulais décrire de la ville.
Les repérages ont-ils été couplés avec le travail du casting ?
Oui, avec Aline, on cherchait un livreur guinéen. Tous les livreurs ont une base, un endroit où ils retrouvent leurs copains, déjeunent ensemble. Et ces bases fonctionnent par communautés.
Comme les camps dans le désert…
Comme les ghettos que l’on voit dans Hope oui. Mais c’est assez compréhensible, les gens se réunissent d’abord entre locuteurs d’une même langue maternelle. On a donc exploré les bases guinéennes, rencontré des centaines de personnes, fait venir des dizaines dans notre bureau de casting pour faire des essais. Mais on n’a pas trouvé quelqu’un à qui on pouvait confier tout le film, quelqu’un qui serait presque de tous les plans. Il nous fallait un garçon charismatique. À partir du moment où on n’est plus dans le documentaire, l’acteur doit être capable de transcender le sujet, il faut qu’on s’attache à lui, qu’on ait envie de le suivre.
On a voulu élargir les recherches mais la communauté guinéenne n’est pas très structurée, moins ancienne et moins ancrée que la communauté malienne par exemple. Comme on ne trouvait toujours pas, on s’est dit qu’il fallait sortir de Paris et on a vu que certaines villes répondaient plus que d’autres, c’est comme ça qu’on a identifié des communautés guinéennes à Rouen et à Amiens. Dans un local associatif d’Amiens, on a rencontré une vingtaine de garçons, on en a sélectionné quatre mais c’est Abou Sangare qui a retenu notre attention. On l’a fait venir à Paris pour passer un essai et on a très vite pris notre décision.
Il fallait pouvoir tenir deux aspects, le physique et l’émotionnel
Ce qui compte avant tout, c’est la manière dont quelqu’un accroche la caméra et sort du lot. Ces jeunes Africains, ils sont tous hyper athlétiques mais nous on voulait qu’il y ait dans son regard quelque chose qui a avoir avec la confiance, la dignité. C’est rare que les essais soient très cinématographiques, on est dans un décor moche avec une lumière dégueulasse, on raconte un peu n’importe quoi et tout d’un coup Sangare a eu un moment saisissant où il est tombé dans son silence. Je crois que c’est ce moment qui a fini de me convaincre.
Il nous fallait un garçon charismatique. L’acteur doit être capable de transcender le sujet, il faut qu’on s’attache à lui, qu’on ait envie de le suivre.
Vous avez aussi établi le reste du casting en parallèle ?
Non, dans un premier temps, je pense uniquement au personnage principal même si les gens qu’on rencontre peuvent servir de base de casting. Il y a des rôles importants qu’on a trouvés plus tard comme celui d’Emmanuel et on a fini par prendre quelqu’un qui avait vraiment été titulaire de compte.
Le pizzaïolo aussi, vous l’avez cherché longtemps (rôle interprété par Boris Lojkine lui-même) ?
Comme je fais souvent jouer des gens qui n’en ont pas l’habitude, j’aime bien m’y mettre moi aussi, je trouve ça important de m’exposer à ce que je fais vivre à mes acteurs. C’est un privilège, mais c’est très particulier. Le matin où je devais jouer, je me suis maudit, comme si je n’avais pas assez de choses à penser en tant que réalisateur !
Une fois qu’Abou Sangare a rejoint le projet, sa propre histoire a t-elle eu une influence sur le récit ?
Oui, bien sûr. L’histoire de Sangare (au début je l’appelais Abou mais il m’a dit que tout le monde l’appelait Sangare, il n’y a qu’à l’école qu’on l’appelait Abou) est différente de celle de Souleymane : il n’est pas livreur et il n’a pas fait de demande d’asile. Mais il est arrivé en France illégalement, par la route, le désert, la Libye… Il y a plein de choses de lui dans le film, notamment toute l’histoire qu’il raconte à la fin. Si je voulais que cette scène ait un sens, qu’une vérité advienne, il fallait qu’il soit totalement concerné. Il m’avait confié cette histoire et a été d’accord pour qu’on la mette dans le film même si c’était très douloureux pour lui.
Le cinéma que je veux faire ne doit jamais être simplement de l’ordre du cinéma, il doit le transcender. Par ailleurs, en Guinée, il y a deux grandes ethnies, les Peuls et les Malinkés et Sangare fait partie d’une troisième, les Wassolo Foula, des Peuls qui se sont retrouvés, à un moment de l’Histoire, à vivre parmi les Malinkés. J’avais imaginé que le personnage s’exprimerait en peul mais la langue maternelle de Sangare est le malinké et pour moi c’est très important de respecter la langue des gens dans mes films, donc je me suis adapté. Souleymane parle deux langues différentes dans le film, le malinké avec sa maman ou sa fiancée et le peul avec les autres livreurs. Comme j’écris des scénarios sur des gens qui sont loin de moi, c’est très bien que les acteurs apportent quelque chose d’eux qui sert l’incarnation. Une fois le casting établi, on a fait beaucoup de répétitions et ensuite j’ai réécri entièrement le film en faisant toutes les adaptations nécessaires, notamment au niveau du langage.
L’outil de travail de Camille était l’appareil photo, celui de Souleymane c’est le téléphone, qui à la fois le relie à ses proches et l’asservit constamment, et ce n’est pas a priori un objet facile à filmer, comment l’avez-vous appréhendé ?
Il a deux outils, le téléphone et le vélo. Je me suis posé des questions dramaturgiques autour de ces objets. Je me suis même demandé si le film pouvait raconter Le Voleur de bicyclette, un certain nombre de livreurs m’ont raconté cette histoire-là, et puis j’ai compris assez vite que ça n’allait pas bien loin quand ils se font voler leur vélo, ils retournent le lendemain en acheter un au marché noir à Barbès et c’est réglé. J’avais aussi imaginé un dérèglement de sa vie à partir du téléphone cassé. Mais nous sommes dans un monde où les objets matériels sont facilement remplaçables, même les objets précieux comme un téléphone perfectionné. Ce ne sont pas des enjeux de vie ou de mort.
Et les enjeux esthétiques ?
Alors voilà oui. On s’est posé la question de lui mettre ou pas des écouteurs dans les oreilles. Souleymane c’est un cow-boy dans la ville, le vélo et le téléphone remplacent le cheval et le pistolet. Mais vous avez raison, ce n’est pas très intéressant de filmer un téléphone, au début on avait créé une application mais on l’a très peu utilisée, seulement aux moments où il doit la débloquer en présentant un selfie. En revanche, le rapport de l’homme au téléphone compose quelque chose de sa solitude dans la ville. Quand les livreurs attendent, ils sont chacun sur leur téléphone, dans leur bulle, repliés dans leur petit monde. Le téléphone est aussi une source de lumière. On a voulu montré son visage éclairé seulement par l’appareil, ça renforce le sentiment qu’il est dans une petite bulle, une petite bulle bleue.
Le travail sur le son, les bruits de la ville, les écouteurs, faisait qu’il n’y avait plus de place pour la musique ?
C’est un choix que j’ai fait très tôt. Mon monteur, Xavier Sirven n’était pas absolument convaincu mais il a accepté de faire deux semaines de test. On a quand même contacté Erik Bentz, avec qui j’avais travaillé sur Camille et que j’aime beaucoup pour lui demander de se tenir prêt, au cas où, et finalement Xavier ne m’en a pas reparlé, le choix s’est confirmé naturellement.
Les compositions de Hope et Camille sont très belles, mais on sentait déjà une position de méfiance de votre part vis à vis de la musique.
C’est vrai que la musique au cinéma je trouve ça compliqué. D’autant plus avec le cinéma du réel que j’essaye de faire. J’avais beaucoup aimé la collaboration avec Eric Bentz sur Camille, c’était une très belle expérience mais là je sentais que j’avais besoin de radicaliser ma démarche en allant vers une simplification. Et en effet la musique de la ville s’est imposée à nous et on a cherché à travailler l’ambiance de la ville comme une partition musicale.
Je voulais tourner dans le bordel de la ville.
Pourquoi avoir fait appel à nouveau chef opérateur pour ce projet ?
Je voulais pour ce film assumer une dimension plus nettement documentaire ce qui impliquait de parfois devoir tourner en toute petite équipe. Le tournage était à géométrie variable, on pouvait avoir 80 figurants pour les scènes dans le centre d’urgence avec une équipe complète de cinéma et à l’inverse on pouvait tourner à trois dans la rue, c’est à dire une seule personne à l’image. C’est assez rare les chefs opérateurs qui acceptent de partir seuls, sans pointeur. On a même tourné quelques scènes en clandestinité mais finalement moins que je ne pensais. Tristan Galand est un jeune chef op. belge, qui avait à la fois une expérience de documentaire et de fiction. Il est capable de cadrer et pointer seul au besoin et aussi de travailler l’image de manière beaucoup plus poussée.
Il y a davantage de recherche esthétique dans ce film que dans mes précédents. J’avais retenu cette phrase géniale d’un metteur en scène colombien à son chef op. : ton chef déco sera ton chef électro. C’est un peu ce qu’on a fait, on a fait la lumière en choisissant les décors. Mais sans chef déco puisqu’on était en décors naturels presque tout le temps. Donc on a choisi des décors qui possédaient une cinégénie et pour créer du relief, on a plutôt enlevé de la lumière, éteint des éclairages. Je ne voulais pas qu’on éclaire les rues comme je ne voulais pas qu’on bloque les rues, qu’on arrête la circulation, je voulais tourner dans le bordel de la ville.
Ça correspond à un type d’autorisation particulier ?
Oui, ça s’appelle autorisation simplifiée. En gros, il faut être moins de dix pour tourner. Pour certaines scènes, comme celle de l’accident, il est évident qu’on doit prévoir une structure plus importante et qu’il est nécessaire de bloquer la circulation. Mais ce qui est beau dans la ville, c’est ce qui ne se maîtrise pas. C’est compliqué parce qu’on a jamais exactement ce que l’on veut mais souvent la surprise est belle. Le résultat c’est une chorégraphie percutée par plein de petits accidents. Parmi les scènes que j’ai préféré tourner, il y a celle dans le métro. C’était compliqué d’avoir le mouvement parfait avec les portes qui se ferment au bon moment. On l’a fait à la station Barbès, dans un vrai métro qui circulait. La RATP nous avait conseillé de prendre une rame en début de ligne et de tourner avec des figurants mais c’était exactement ce que je ne voulais pas et en réalité les gens à Paris ont tellement l’habitude des caméras que la plupart du temps, ils s’en foutent.
Le point d’arrivée du film est rapidement connu, il s’agit de l’entretien à l’OFPRA que Souleymane prépare, mais la trajectoire pour l’atteindre est constamment brisée, soumise à la nécessité ou à la contrainte.
Oui, on pourrait dire que le scénario comporte deux lignes, celle de l’asile et celle de la livraison. La ligne de l’asile est toute simple, c’est quelqu’un qui doit préparer un entretien de la plus grande importance. C’est quelque chose de l’ordre du théâtre, très immobile, très intérieur. L’autre ligne est constituée d’actions et de mouvements. C’est cette ligne qui est accidentée, de toutes les manières possibles. La difficulté du scenario, c’était de nouer ensemble ces deux lignes. C’est à cela qu’on s’est attelé quand Delphine Agut m’a rejoint pendant l’écriture.
Comme Hope et Léonard dans Hope, Souleymane est victime d’une forme de mafia de la migration, mais à la fin, c’est toujours moralement que le prix à payer est les plus important.
Dans les deux cas, on a affaire à des petits businessmen d’occasion. Les passeurs qu’on voit dans Hope ce sont souvent des gens qui sont migrants eux-mêmes puis qui changent de position pour gagner leur voyage. C’est une toute petite mafia. Quand je vois des films réalistes avec des figures convenues de mafieux, souvent ça me sort du film. Ici ça n’a rien à voir avec la mafia, ce sont des gars qui ont des papiers et qui ouvrent des comptent de livreurs et les louent. Même les arnaqueurs, ce ne sont pas des mafieux, ce sont des truands à la petite semaine. L’argent dans mes films sert avant tout à introduire des questions morales. Autant j’aime bien filmer l’argent qui circule, autant je trouve que ça constitue un enjeu dramatique assez mauvais. Les enjeux moraux sont beaucoup plus forts.
Souleymane sur son vélo avec son téléphone, c’est un personnage de western dans la ville.
Sur cette question, il y a la place de la violence au centre de tous vos films.
J’ai commencé dans le cinéma avec un grand désir de faire des westerns, je veux dire, ça ne m’intéresse pas de raconter l’ouest américain au XIXe siècle, mais ce que j’aime dans le genre, ce sont les questions qu’il travaille de manière très simple, en rapport avec la loi, la justice. Les personnages sont confrontés à des choix moraux plus grands qu’eux. Encore une fois, mon Souleymane sur son vélo avec son téléphone, c’est un personnage de western dans la ville. Je trouvais ça très intéressant de raconter l’histoire d’un menteur. On sent que c’est pas sa nature mais la situation ne lui laisse pas le choix. Il travaille sous une fausse identité, il se prépare à raconter une histoire qui n’est pas la sienne. Il ment et ça ne lui convient pas. Au contact des jeunes Guinéens, j’ai été frappé par la manière dont ils sont issus d’une culture très traditionnelle. La Guinée est un pays très ancré dans son Islam et ces jeunes ont un rapport très fort à la vérité et à la justice. Les Ivoiriens sont plus volubiles, plus tchatcheurs et se moquent volontiers de ce côté strict des Guinéens.
La dernière séquence opère une rupture dans la mise en scène et dans la façon de voir et d’écouter Souleymane. Est-ce que Souleymane est de tous les plans, avant cela ?
Oui, on passe d’une mise en scène de la fluidité, souvent caméra à l’épaule à un régime de champs / contrechamps très strict avec des amorces qui disparaissent à mesure que l’on rentre dans la conversation. Mais il y a d’autres plans auparavant où il n’apparaît pas, pas énormément mais il y en a. Et à la fin, c’était très important d’avoir ce contrechamp sur Nina Meurisse au moment où il tombe le masque et de montrer quelqu’un qui l’écoute.
Vos films sont tous traversés par des questions morales et des enjeux de représentation, que trouvez-vous obscène au cinéma ?
(long temps de réflexion puis rire) Waow, c’est pas de l’eau que j’aurais dû prendre ! Pas facile comme question. C’est pas obscène mais le dernier film qui m’a mis en rage, c’est Moi, capitaine de Matteo Garrone. Je l’ai trouvé tellement pas juste dans la représentation de l’Afrique, des migrants, des émotions traversées. Je ne supporte pas qu’on s’empare de la sorte de ces sujets.
Quelle est votre place dans le cinéma français, avez-vous le sentiment d’appartenir à une famille ?
Je ne vois pas avec qui je ferais famille même si évidemment il y a plein de gens que j’apprécie. J’ai pas fait d’école de cinéma. Je fais des fictions après avoir commencé dans le documentaire, je ne suis pas le seul mais c’est pas tout à fait le parcours normé. Je me sens pas non plus comme un outlaw, je suis relativement reconnu, mes films ont toujours été financés par le CNC, je suis dans le système mais je trace mon propre chemin.
Pour revenir à la question précédente, ce que je trouve obscène, c’est quand on ne respecte pas la vérité des choses, voilà.
Aujourd’hui, rejeter l’argent de Canal+ parce qu’il est sale me semble une position suicidaire.
Vous êtes passé du documentaire à la fiction, selon votre expérience, qu’est-ce que la fiction permet et qu’est-ce qu’elle exige ?
Elle permet de filmer l’interdit. En documentaire, on ne peut pas filmer les gens en train de faire quelque chose d’illégal. Elle permet de tracer un chemin dramaturgique pour des personnages qui véhiculent des questions qu’on a envie de poser, dans mon cas des questions morales. Et elle devrait exiger ce rapport à la vérité dont je parlais.
Pour terminer, une question plus politique. Pour ce film exemplairement, on peut percevoir la participation de Canal + comme un hiatus. Est-ce que vous pouvez le comprendre ?
C’est drôle, c’est un débat qu’on a eu à la dernière réunion de la SRF (Société des Réalisatrices et Réalisateurs de Films). C’est Mariana Otero qui a mis les pieds dans le plat en posant la question : jusqu’à quand devons-nous accepter le financement de Canal + dans nos films ? Je ne suis pas intervenu mais la question a bien animé l’assemblée. Ce que je peux dire, c’est que j’ai moins l’impression de prendre l’argent de Bolloré, puisque c’est de lui dont il s’agit, que de prendre l’argent que l’État oblige Bolloré à verser dans le cinéma. C’est extrêmement important que l’État continue à faire contribuer tous les acteurs, Canal+ qui met beaucoup au pot, mais aussi les plateformes qui versent encore trop peu par rapport à leur taille.
On a eu ce qu’on appelle dans le métier un « petit Canal+ » mais ça nous convenait très bien et sans cet argent-là, on ne pouvait pas faire le film. Il y a une obligation d’équilibre entre argent public et argent privé et on n’a pas été financés par les chaînes publiques. J’ai l’impression, pour revenir au débat, que tant que Canal+ finance le cinéma, il faut prendre cet argent. Et par ailleurs, il y a des gens qui travaillent à Canal+ que je connais depuis longtemps, j’y ai travaillé comme lecteur de scénario quand je commençais, je leur ai demandé comment ils obtenaient un pré-achat de leur chaîne pour un film comme le mien. Moi aussi, ça m’étonne. Ce sont des vrais passionnés de cinéma qui savent défendre les films en commission et c’est aussi ce travail-là, de l’intérieur, qu’il faut reconnaître.
Aujourd’hui, rejeter l’argent de Canal+ parce qu’il est sale me semble une position suicidaire. Mon film a un relativement petit budget, encore une fois on l’a fait dans une économie qui me convient parfaitement, on a pu payer correctement tout le monde et je n’ai pas besoin de plus mais on n‘est pas des poètes, on a besoin d’argent pour faire des films. Je vois bien ce qui se passe sur le chaînes d’info de Bolloré, bien sûr, je trouve ça terrible mais les équipes cinéma du groupe ne sont pas Monsieur Bolloré et c’est plutôt à leur honneur de défendre une forme d’équilibre.