CARTE BLANCHE | UNE JOURNÉE PARTICULIÈRE
Carte blanche est notre rendez-vous bi-mensuel pour tous les cinéphiles du web. Deux fois par mois, Le Bleu du Miroir accueille un invité qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette cinquième occurence, nous avons choisi de tendre la plume à Jean-Philippe, l’homme derrière l’historique Le ciné de Neil… Il choisit de revenir sur le film d’Ettore Scola, Une journée particulière.
Carte blanche à… Jean-Philippe R.
Je vais vous parler d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Le cinéma italien, en ce temps là, était porté par des films comme Une journée particulière. Si l’on parle aujourd’hui de romcom, il faut se rappeler ce que ce terme voulait dire il y a près de quarante ans. Si l’on disserte sur un certain renouveau actuel du cinéma transalpin, il faut avoir en mémoire ce que ce pays a pu produire entre la fin de la Seconde guerre mondiale et les années 1970. Si l’on pense aux films qui abordent le thème de la déportation, il ne faut pas oublier également ceux qui le traitent de biais, mais en délicatesse tout de même. Enfin, si l’on évoque les couples mythiques du septième art, il convient de ne pas oublier celui que formèrent Sophia Loren et Marcello Mastroïanni dans une quinzaine de long-métrages.
Si Ettore Scola choisit de situer l’action d’Une journée particulière le 8 mai 1938, c’est pour une raison bien précise. Car comme le lui faisait remarquer un critique de l’époque, le film aurait tout aussi bien pu se dérouler dans les années 1970, mais ce contexte était important pour le réalisateur. D’une part, cela lui permettait de donner une dimension particulière à cette rencontre fugace et, à bien des aspects, symbolique. D’autre part, car Scola avait sept ans en ces jours singuliers de mai qui scellèrent les destins de l’Allemagne et de l’Italie. Comme le montrent des images d’archives au début du film, quelques mois plus tôt Benito Mussollini se rendait en Allemagne à l’invitation d’Adolf Hitler. En ce début du mois de mai, le Führer visite à son tour Rome puis Florence, avant qu’ils ne signent en 1939 leur alliance militaire.
C’est dans ce contexte que débute Une journée particulière, plus précisément dans un immeuble romain inspiré par un édifice se trouvant à Rome, viale XXI Aprile. Y habite Antonietta avec son mari et ses six enfants. Réveillée avant tout le monde, elle prépare leur petit-déjeuner avant de les réveiller. Le rituel est immuable, et chacun doit se préparer au plus vite pour être prêt en temps et en heure. Car aujourd’hui toute la famille se retrouvera au grand rassemblement prévu pour la rencontre entre les chefs d’État allemand et italien. Seule Antonietta restera à la maison, puisque, comme le lui fait remarquer de façon sournoise une de ses voisines, « ils n’ont pas de bonne, eux ». Pourtant elle aurait bien aimé faire partie de la délégation, elle qui collectionne toute sorte d’objets ayant trait au Duce. Mais elle doit tenir sa maison quand son mari est absent.
I want to break free…
Ainsi, dès les premières images d’Une journée particulière, la condition de la femme, en particulier en Italie, en cette fin de décennie des seventies, est évoquée. Pour mémoire La loi Veil relative à l’interruption volontaire de grossesse fut votée en 1975 en France, alors même que celles-ci n’étaient autorisées à exercer une activité professionnelle sans le consentement de leur mari que depuis dix ans. Le premier quart d’heure du film est d’ailleurs remarquable de justesse et d’efficacité, tant cet incipit nous permet d’entrer directement dans le vif du sujet. La caméra suit Antonietta dans son petit ballet matinal, tandis que ses enfants se révèlent passablement ingrats et que son mari n’a de cesse de la rabaisser. Le spectateur éprouve immédiatement de l’empathie envers ce personnage, que sa gaucherie rend d’autant plus attachante.
Car la mère au foyer d’Une journée particulière est loin d’être l’icône parfaite qu’on nous montre habituellement. Elle ne prend pas soin de son apparence, ce qui s’explique d’une part parce qu’elle n’a pas le temps et d’autre part parce que personne ne lui donne envie de le faire, jusqu’à ce qu’elle rencontre son beau voisin. C’est d’ailleurs sa maladresse qui la conduit à sortir de son appartement, elle qui se cogne toujours contre la lampe de sa cuisine. Acte manqué diront les freudiens, le fait est que sa rencontre avec Gabriele va réveiller la séductrice qui sommeille en elle. Pour une fois, un être humain pose son regard sur elle, la prend en considération et lui parle d’égal à égal. Bien sûr cela engendrera un quiproquo quand on apprendra que ledit voisin n’est pas attiré physiquement par elle, reste que ce mini-événement risque de changer sa vision du monde.
Quant à Gabriele, sa situation au début du film n’est pas plus glorieuse, puisqu’il fait une tentative de suicide. D’ailleurs, via ce personnage, Une journée particulière est audacieux à plusieurs égards. Tout d’abord parce qu’il dépeint un homosexuel, ce qui pour un film des années 1970, italien de surcroit, n’est pas des plus fréquents. Mis à part Visonti ou Pasolini, peu de cinéastes transalpins abordaient ce thème là, ne fut-ce que par le prisme d’un des personnages. Et pour couronner le tout, Gabriele est une des deux figures phares du film, et son destin n’est pas banal. Tout au long du récit, il évoque en effet le sort de certains de ses amis, envoyés dans des îles au sud du pays. Et force est de constater que peu de fictions se sont emparées de ce sujet, ni d’ailleurs ce sont penchés sur le sort des homosexuels durant la Seconde guerre mondiale.
Mais bien évoquer Une journée particulière sans parler de ses acteur et actrice principaux serait absurde. Plus de dix ans après Mariage à l’italienne et son fameux striptease, Sophia Loren et Marcello Mastroïanni se retrouvent pour une onzième et quasiment dernière fois au cinéma, avant que Robert Altman ne leur offre un clin d’œil malicieux dans Prêt-à-porter. Et cette fois-ci, tous les deux sont à contre-emploi. À 43 ans, Sophia Loren sait bien qu’elle ne peut plus jouer les ingénues. Elle se risque ici à camper, de manière formidable, une femme plus très jeune, loin des clichés de la star glamour qu’elle a pu incarner. De son côté, Marcello Mastroïanni n’est pas ici le séducteur que l’on connaît. Il interprète parfaitement cet homme aux fêlures apparentes, loin des stéréotypes de l’homosexuel que le cinéma peut parfois nous offrir.
Unité de temps, de lieu et d’action : Une journée particulière respecte tout à fait les canons du théâtre classique. Et pourtant le film ne paraît jamais académique ni poussiéreux. La photographie de Pasqualino De Santis, fidèle collaborateur de Luchino Visconti, est exploitée à merveille et la mise en scène sobre de Ettore Scola nous offre des travellings soignés. Le réalisateur ne manque pas d’instiller, comme à son habitude, une touche humoristique, en l’occurrence en la personne de Françoise Berd. Cette figure du théâtre expérimental québécois n’hésite pas à jouer de son physique atypique pour camper une concierge revêche et inquisitrice. Elle finit par incarner l’Italienne type de cette époque, qui par son attitude ne fait qu’appuyer ce régime fasciste et oppresseur que ne cesse de dénoncer le film.
Jean-Philippe R.
La fiche
UNE JOURNÉE PARTICULIÈRE
Réalisé par Ettore Scola
Avec Sophia Loren, Marcello Mastroianni, Françoise Berd…
Italie – Romcom à l’italienne
Sortie en salle : 17 Mai 1977
Durée : 105 min