CARTE BLANCHE | Videodrome
Carte blanche est notre rendez-vous bi-mensuel pour tous les cinéphiles du web. Deux fois par mois, Le Bleu du Miroir accueille un invité qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette vingtième occurence, nous avons invité l’inimitable Simon Riaux, rédacteur en chef du site Ecran Large, à prendre la plume. Celui-ci choisit de remettre à l’honneur l’oeuvre visionnaire d’un auteur qui le fascine, Videodrome de David Cronenberg.
Carte blanche à… Simon R.
Videodrome est, aux côtés de La Mouche ou du Festin Nu, une des créations les plus appréciées et commentées de David Cronenberg. À raison, tant la descente aux enfers de Max Renn se prête aux analyses en tout genre. Œuvre aux innombrables facettes, tour à tour lumineuse ou putrescente, cette errance hallucinatoire se veut autant une autopsie de la violence en société, un miroir tendu à nos penchants les plus vils, qu’une dissection de la valeur de l’image. Et si Videodrome est un chef d’œuvre visionnaire, ce n’est peut-être pas tant dans son anticipation de lendemains parcourus de fulgurances gorasses que dans la description d’un monde où l’écran, multiple et insaisissable, a radicalement changé nos vies.
Evidemment, la body horror qui a fait la réputation de son auteur est un ingrédient essentiel du récit, mais ce dernier est peut-être plus saisissant encore dans le portrait de notre rapport anticipé à l’image. Lorsque dans le premier tiers du film, le spectateur découvre la Mission Cathodique de Brian Oblivion, il est d’abord tenté de sourire, devant cette ficelle de SF roublarde et en apparence un peu grossière. Au cours d’un bref plan séquence descriptif, la caméra nous dévoile l’intérieur d’un bâtiment converti en box où des marginaux, qu’on suppose SDF, viennent se prodiguer une dose journalière d’écrans.
Pas d’information, pas de produits culturels, mais des programmes regardés au hasard et avec hébétude, comme pour s’acquitter d’un manque, combler une dépendance. Le trait est gros, énorme, mais depuis 1983, le réel a fait la nique à la satire, puisqu’un citoyen français passe en moyenne 3h37 par jour devant un écran.
Quelques minutes plus tard, nous découvrons un des personnages les plus marquants et signifiants du cinéma de Cronenberg : le professeur Brian Oblivion. Il s’adresse à Max Renn, et à nous à travers lui, lançant (plusieurs fois dans le film) cette réplique sibylline : « l’écran de télévision est la rétine de l’œil de l’esprit ». À nouveau, sous couvert de gros sabot, Cronenberg avance une idée centrale de Videodrome. Pour la comprendre, et réaliser en quoi elle anticipe brillamment une des plus fondamentales métamorphoses de notre époque, de son œil, de son esprit, il faut se pencher sur l’activité de ce bon Brian Oblivion.
Présenté comme mort, le scientifique ne s’exprime plus qu’à travers d’innombrables vidéos, dans lesquelles il ergote, notamment sur Videodrome, tentant de partager son savoir et ses idées à qui le visionne. Avec la figure tragicomique, à la fois funeste et pathétique d’Oblivion, Cronenberg dresse 30 ans avant leur avènement un portrait à la fois glaçant et génial du Youtubeur.
Car finalement, le scientifique à la tumeur n’est rien de plus qu’une banale manifestation d’un égo malade, mutant, que l’écran ne retient plus. Un concept qui nuance le sens d’une séquence emblématique du film, alors que James Woods plonge littéralement dans un écran de télévision devenu turgescent. Bien sûr, sa force provient du trouble érotique, à la limite du masochisme, qu’elle provoque chez le spectateur, fasciné par ce qui ne s’appelle pas encore la Nouvelle Chair.
Mais Oblivion nous indique qu’au-delà de son simple impact esthétique, cette scène de Videodrome (à elle seule plus pertinente que ses futurs échos dans Existenz) nous signale avec plusieurs décennies d’avance ce qu’a compris son metteur en scène. L’écran n’est plus. De surface inerte, limitée, d’outil contrôlé par l’homme il est devenu sa prolongation, un nouvel organe essentiel.
Quand, lors d’un climax terrassant, James Woods reproduit la scène de suicide à laquelle il vient d’assister sur un écran de télévision, le film ne veut pas tant nous dire que la consommation d’image, ou la représentation de la violence mènent à la mort (réelle ou symbolique), mais bien que les limites du corps telles que nous les entendons n’ont plus raison d’être. Ce tube cathodique carbonisé qui vomit tripes et boyeux, ce cerveau que Max s’apprête à pulvériser agissent non pas comme les dernières sécrétions d’une physionomie agonisante, mais bien comme des spores, une forme de viralisation génialement visionnaire. En se faisant sauter le caisson à l’aide de son arme biomécanique, Max le subdivise et le répand, comme autant d’entités indépendantes, d’idées fichées dans l’inconscient du spectateur, sorte de spa(s)me organique qui n’aura plus qu’à grandir de manière autonome.
Délire plastique, film d’horreur viscéral, inépuisable métaphore d’un homme devenu programmable et modifiable à l’envie, tout cela compose Videodrome et en fait toujours l’œuvre singulière et vertigineuse qu’on ne cesse de redécouvrir. Mais au-delà de ses effets de signature, des trouvailles et idées qui l’imposent comme un film emblématique de Cronenberg, Videodrome raconte, à une époque où personne ne se doute des bouleversements sur le point d’advenir, que nous ne communiquerons bientôt plus que par écran, par image, par partage, par atomisation numérique.
L’univers d’hallucinations fantasmé par Barry Convex quelques minutes avant que sa cage thoracique et son crâne n’explosent à l’écran est finalement advenu. Mais ce n’est pas un enfer télévisuel, et s’il est bien question de Nouvelle Chair, c’est sur Internet que ses excroissances se multiplient. Oubliez les prétextes politiques d’Harlan, oubliez les penchants sado-maso de Renn, et ne vous inquiétez pas trop des questionnements mongolo-philosophiques d’Oblivion. Vous avez déjà le visage fourré au fond de l’écran, et il vous appelle par votre petit nom.
Simon R.
La fiche
VIDEODROME
Réalisé par David Cronenberg
Avec James Woods, Sonja Smits, Deborah Harry…
Canada – Drame, Fantastique, Science-fiction
Sortie : 16 Mai 1984
Durée : 98 min