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CÉLINE SCIAMMA | Interview

À l’occasion de la sortie de Portrait de la Jeune Fille en Feu, prix du scénario à Cannes et Palme d’Or de cœur de la rédaction, nous avons rencontré la réalisatrice Céline Sciamma autour d’une table ronde, pour aborder la construction du regard, cinématographique et féminin, l’expérience de la salle et le féminisme. 

Portrait de la Jeune Fille en Feu est très orienté sur le regard, où les personnages changent tour à tour de point de vue, appuyé par de nombreux champ contre champ. Est-ce quelque chose que vous aviez envisagé dès l’écriture ? 

Céline Sciamma : J’ai fait très peu de champ contre champ dans mes films, c’était la première fois que j’essayais ce dispositif. Il y a eu en effet une phase de réflexion autour des champ contre champ, ainsi que de son corollaire qui était de réfléchir à la manière de faire entrer deux personnes dans un cadre. Cette question du regard n’a eu de cesse de se poser à chaque étape du film, même si elle apparaissait déjà dans le scénario, dans lequel se dessinait un enjeu global, mais aussi scène par scène, tout en essayant de moissonner les possibilités de jeu et le plaisir de ces situations. Au tournage, il a fallu ensuite chorégraphier, notamment avec Noémie Merlant, la posture du peintre sur lequel elle avait fait beaucoup de recherches, et trouver ensemble le rythme de ces regards. 

J’ai lu qu’avec Claire Mathon, votre directrice de la photographie, vous étiez allée au Louvre. C’est une institution symbolique, mais qui fait aussi écho à une invisibilisation des femmes dans l’art.  Et dans une certaine mesure, en tant que réalisatrice, vous vous placez dans cette continuité que vous questionnez sans cesse. 

On est allée au Louvre, uniquement pour aller voir des tableaux de femmes, pour voir comment ce serait. Mais on n’a jamais parlé de peinture comme référence dans le film. Mis à part Corrot, qui est paysagiste et qui a fait quelques portraits de femmes en extérieur, ce qui est tout de même différent. C’est la seule véritable référence, parce qu’elles étaient en extérieur et la lumière semblait pourtant émaner d’elles. C’est ça que nous voulions retranscrire. Tout le monde nous parle de peinture comme référence, alors que non. On est aussi allée au Louvre avec la peintre Hélène Delmaire pour regarder comme nous allions filmer le travail. C’est vraiment sur la manière de peindre que nous voulions travailler, et pas du tout sur une esthétique particulière. 

Il y a très peu de musique dans le film, excepté le chant breton autour du feu et L’Été de Vivaldi. Que signifie la musique dans votre film ? 

C’était prévu dès le départ. Pas par challenge d’austérité mais pour être dans une optique de reconstitution. C’est-à-dire, mettre les spectateur.ice.s dans ce même état de frustration et d’indisponibilité de l’art. Et si d’un coup il y’a un score, on est pas à égalité là-dessus. Aujourd’hui on vit un monde fabuleux de démocratie d’accès à la rapidité et à l’information. Mais je voulais qu’on fasse la même expérience que ces personnages, qu’on ressente les mêmes émotions et le même impact. C’est aussi un film sur ce que produit l’art dans nos vies, comment l’amour nous éveille à l’art. ll y a très peu de musique à l’écran, et le silence interroge sur notre propre corps, sur notre manière de respirer, de s’écouter  et d’écouter les autres, de pleurer même. On s’interroge en tant que cinéaste à quel spectateur.ice. on rêve. Et je vois bien que 70% de mon public, ce sont des femmes, entre 13 et 80 ans. C’est aussi mon projet. 

Le cinéma, c’est le seul endroit où l’on partage la solitude des gens.

Dans le film, on voit quatre peintures différentes, fait par trois peintres différents. Qui a peint ces tableaux, en réalité ? 

Celui de Valérie Gonino a été réalisé par un peintre de cinéma. Pour les autres, tous ont été fait par la même peintre Hélène Delmaire, qui a aussi 30 ans. Je voulais qu’elle ait l’âge du rôle, et que ce soit une artiste contemporaine. Elle a fait tous les tableaux, y compris le dernier. On va d’ailleurs les exposer prochainement pour la sortie du film, dans une petite galerie je crois, car on en a beaucoup. Mais le Portrait de la Jeune Fille en Feu, celui-ci est chez moi. 

Portrait de la jeune fille en feu
Il y a dans votre film une expérience, pour les spectateur.ice.s de l’intimité de l’histoire d’amour à l’écran. 

On sait dès le début que l’on s’échappe des conventions et qu’on va voir quelque chose d’inhabituel. On va partager les corps de ces femmes, avec la complicité des actrices. Ce sont aussi pour ces images que vous prenez du plaisir à faire des films. Le cinéma, c’est le seul endroit où l’on partage la solitude des gens. On cherche à créer un regard juste, et non pas voyeur. Si on me demande ce qu’est le female gaze, pour moi, c’est partager. Comment on partage l’expérience d’un sujet. Tandis que le male gaze, c’est cet espèce de plaisir que l’on prend à objectiver les femmes. Pour moi le film est érotique, épidermique, alors que certains ne le perçoivent pas. Alors qu’on a tout de même une pénétration non simulée (rires) 

On a l’habitude du male gaze qui érotise les corps à travers un rapport de force. Et on a l’impression qu’il y a une volonté très claire de rompre avec.

Absolument. C’est une histoire d’amour qui ne se fonde pas sur des conflits, mais repose sur une égalité. Ce sont deux femmes, il n y a pas de domination de genre, ni de classe non plus. C’est pas du tout pour vouloir faire un sans faute politique, mais c’est véritablement dans l’idée de créer des nouvelles scènes. Si on sort des négociations que l’on connaît par cœur, on va pouvoir créer de nouveaux suspens. 

Le film est tourné comme un huis-clos exclusivement féminin, dans lequel les hommes ne semblent pas avoir leur place. Est-ce une manière de prendre une “revanche” sur un milieu aussi fermé que le cinéma ? 

C’est offrir une expérience de cinéma et ne pas perdre de temps à devoir raconter le cadre. L’époque on la connaît, il y avait moins d’opportunités avec des vies [féminines] toutes tracées. Y mettre des hommes, c’est raconter tout cela. Or, moi je ne voulais pas raconter l’amour impossible dans la convention de raconter ces obstacles qu’on vivrait pas l’absence. Il y a un homme au début et à la fin, et lorsqu’il rentre dans le cadre, pour tous les spectateur.ice.s dans la salle, c’est la fin du jeu. Pourtant il ne dit rien d’autre que “Bonjour”. C’est aussi comme ça que l’on fait vivre l’expérience du patriarcat, avec une entrée de champ. Il n y a rien de punitif. 

On constate que votre film divise dans sa réception, on retrouve d’un côté une “ancienne” génération de critiques qui trouve le film froid et dénué de chair, tandis qu’on remarque une certaine unanimité auprès d’une nouvelle génération, plus sensible aux aspects politiques du film. Notamment tout ce qui tourne autour de ce qu’on appelle le female gaze. Pensez-vous qu’une éducation à ce regard est nécessaire, ou bien que son acceptation se fera naturellement ?

Je reviens de huit jours en Amérique du Nord, et j’y vois une grande différence. C’est une question de culture. Là-bas, je ne perds pas de temps en pédagogie, et les conversations vont plus loin. Pourquoi est-ce que soudain il y aurait des grilles de lecture méprisables ? Si l’on suit le cours naturel des choses, que les gens vont en remplacer d’autres, oui. Et il faut réagir, c’est comme la parité, on sait que ça peut arriver dans cinquante ans, mais on veut vivre nos vies maintenant. 


Propos recueillis par Amandine pour le Bleu du Miroir, lors d’une table ronde en présence de Benjamin pour Double Croche et Fairouz pour Les Écrans Terribles