CLAUDE BARRAS | Interview
De retour à Cannes pour présenter en Séance Spéciale son nouveau film d’animation Sauvages, Claude Barras nous a accordé quelques minutes d’entretien sur les toits sur Palais des festivals. Un échange spontané, entre deux gorgées de café et accompagné de ses fidèles marionnettes, sous le beau soleil printanier de la Côte d’Azur. L’occasion de revenir sur la genèse du film et d’évoquer la redécouverte des racines, la préservation des traditions et notre rapport à la modernité.
On vous retrouve huit ans plus tard, après l’immense succès public et critique de Ma vie de Courgette. Avez-vous eu besoin de ce temps pour digérer cet accueil ? Est-ce que vous avez ressenti une certaine pression ?
Non, pas forcément… (Il réfléchit) Un peu quand même, j’ai passé près d’un an à travailler avec la presse, puis la communication pour les Oscars. De fil en aiguilles, le temps passe vite et la promotion est une partie enrichissante du côté de l’expérience et pour aider à financer de futurs projets, mais d’un point de vue créatif, ce n’était pas forcément évident.
Pour m’occuper, j’ai commencé à faire des petits dessins. J’ai imaginé le personnage principal de Sauvages à Cannes. Ensuite, j’ai commencé à écrire et j’ai participé à un atelier d’écriture (qui s’appelle Le groupe Ouest). C’est un peu les « Alcooliques Anonymes » de l’écriture où l’on réunit différents auteurs, on lit les scénarios des uns et des autres. On se rend facilement compte de ce que qui fonctionne bien chez les autres mais pas forcément chez soi. C’était très instructif. Petit à petit, des personnages sont restés et la thématique de la petite fille urbaine qui soit la porte d’entrée vers la tradition et la forêt s’est affirmée.
J’ai ensuite pu aller passer une dizaine de jours avec une famille qui ressemble à celle dans le film. Je crois que c’est l’un des plus beaux moments de ma vie. Je me suis senti chez moi. Mes grands-parents étaient la dernière génération des agriculteurs nomades, qui m’ont énormément parlé de ça quand j’étais enfant. Je me suis rendu compte qu’on était tous des déracinés, des autochtones, mais on ne s’en rend pas compte parce qu’on a embrassé la modernité, avec beaucoup d’enthousiasme. Et maintenant, on l’impose à l’autre bout du monde avec beaucoup moins de délicatesse et ce projet pour l’humanité est arrivé à des limites. On se rend bien compte que les choses ne fonctionnent pas bien et qu’il faut se poser des questions, même si ce n’est pas simple car tout est interconnecté.
Vous jouez effectivement beaucoup entre la modernité et la protection des traditions ancestrales, la protection du vivant… Dans Sauvages, « l’homme blanc » se comporte toujours tel le colon…
C’est même pire que ça… La modernité créé presque de l’auto-colonisation. La technologie, c’est tellement puissant que ça nous attire vers quelque chose que l’on choisit à peine tant c’est hypnotisant. Derrière tout ça, il y a quand même un projet qui est assez diabolique. Les personnes qui créent ces objets pensent à la dépendance du cerveau humain pour se faire de l’argent.
L’aliénation des écrans…
Cela me fait très peur. J’ai une fille de deux ans et demi. Comment vais-je pouvoir la préserver, lui permettre d’échapper à ça ?
Vous en jouez dans le film, pour tourner en dérision notre dépendance aux technologies, mais elle peut être un formidable moteur de mobilisation…
J’ai fait des aller-retours avec cet élément là. Je me méfie beaucoup de la technologie. On ne peut pas critiquer radicalement une société en utilisant les outils que l’on critique. La connaissance très fine du monde, des problèmes écologiques, elle vient aussi de notre rapport au monde et de la science… Il y a des choses très positives qu’on ne peut pas jeter entièrement. Cela reste un outil, designé pour de mauvaises raisons, mais sa puissance permet de relier les gens et de faire de belles choses parfois…
Cette expérience cathartique auprès de cette communauté vous a donné envie de raconter cette histoire, le retour aux racines…
J’ai eu l’impression de retrouver mes grands-parents, de retrouver leur rapport simple à la vie : fabriquer sa nourriture, réfléchir à demain, après-demain. J’ai lu un très beau livre sur la disparition des Néandertaliens avec une phrase qui m’a marqué : « Ils ont disparu dans un murmure ». Comme les peuples autochtones disparaissent, comme la culture de nos grands-parents. Ce n’est pas un effondrement. Quand la technologie avance, ça balaye tout. J’ai l’impression que ce projet de modernité coupe les racines et que cela donne une illusion de liberté.
Noir Désir (la reprise de Sophie Hunger) dans Ma vie de Courgette, Daniel Balavoine dans Sauvages… Vous injectez quelques souvenirs personnels avec ces morceaux ?
C’était la chanson préférée de ma soeur. Lors de la fête de soirée à Cannes pour Ma vie de Courgette, Céline Sciama était aux platines. Elle a passé cette chanson pour fermer la soirée sans savoir le rapport que j’avais avec cette chanson. J’ai été très ému, c’était un moment très fort. Et en écrivant le film, la chanson est passée à la radio et ça m’a fait tilt. Les paroles résonnaient avec la thématique du film et cela fonctionnait, donc je suis content de l’avoir gardée.
Concluons cet entretien en évoquant l’identité visuelle que vous avez conservée, ces marionnettes et l’usage de la technologie de stop-motion…
J’adore vraiment cette technique, j’adore la rigueur et la lenteur qu’elle implique. Cela répond à la thématique de ce film, prendre le temps. J’aime l’artisanat, le réel… Même si on utilise aussi l’impression 3D et que cela permet de maitriser le budget pour qu’il n’explose pas. C’est comme un tournage de fiction. C’est presque chamanique de donner vie à ces personnages.
Entretien réalisé au Festival de Cannes 2024