20 000 ESPÈCES D’ABEILLES
Lucía, huit ans, est une petite fille née dans un corps de garçon. Elle se fait appeler Coco et attend avec impatience la fin de l’année scolaire. Ane, sa mère, en pleine crise professionnelle et sentimentale, va profiter des vacances pour se rendre avec ses trois enfants chez ses parents, où vivent sa mère et sa tante Lourdes. Cet été qui changera leur vie obligera ces femmes de trois générations différentes à être honnêtes avec elles-mêmes et à décider comment elles veulent continuer à se présenter au monde.
Critique du film
Estibaliz Urresola Solaguren est un nom avec lequel il va falloir compter à l’avenir, tant pour le cinéma espagnol qu’à une plus grande échelle. Après Carla Simón et ses deux merveilleux premiers films, Été 93 et Nos Soleils, c’est un nouveau talent qui se révèle à la Berlinale, une cinéaste en provenance du pays Basque espagnol. 20 000 espèces d’abeilles, traduction littérale de ce premier long-métrage, s’attache lui aussi à une famille qui profite de vacances pour regagner son petit village à la frontière française et ainsi renouer des liens entre les générations. Ane y arrive avec ses trois enfants, dont le mystérieux Cocó, très androgyne et réservé. Gorka, le père, reste quant à lui en France, attestant d’une crise aiguë avec Ane, qui doit demeurer secrète du reste de la famille.
Les enjeux du film sont tout d’abord multiples, et la crise tout juste esquissée au début de l’histoire ne fait que s’épaissir, pour presque disparaître derrière le plus jeune des enfants du couple. Cocó est en fait Aitor, le petit frère dont le trouble n’est encore pas formulé explicitement et qui se révèle pendant ces vacances chez sa grand-mère, où la carrière d’Ane semblait au premier plan. Le contexte familial est celui d’une scène artistique qui repose à la fois sur le grand-père, sculpteur décédé renommé, et l’apiculture ancestrale qui est pratiquée depuis plusieurs générations. Ces deux points se rejoignent étrangement, les sculptures d’Ane et son père étant réalisées avec de la cire d’abeilles, une technique artisanale qui fait toute l’originalité de leur production. Ce retour est l’occasion pour Ane de travailler dans le studio de son père afin de délivrer les œuvres nécessaires à l’obtention de son nouveau travail d’enseignante à l’université de Bayonne.
Cette toile de fond est particulièrement tendue, Ane ne sachant plus comment s’y prendre ni avec son mari, ni avec ses enfants ou même avec sa mère qui réouvre d’anciennes blessures. Au milieu de tous ces problèmes intervient donc ce petit dernier qui se questionne sur sa nature profonde et sur son genre. Grâce à l’écoute attentive et bienveillante de sa tante, Cocó commence à se genrer au féminin et refuse qu’on l’appelle Aitor. C’est ainsi que naît Lucía, dans une magnifique succession de scènes d’expositions, illustrant avec beaucoup de sensibilité cette prise de conscience d’une petite fille de huit ans. La révélation se déplace ensuite de l’enfant à sa mère, qui refuse tout d’abord d’entendre ce constat, avant de se confronter à ses propres impasses. Faire la sourde oreille, comme lui dit sa tante, c’est ce que sa propre mère a toujours fait pour elle dans sa vie. Cette négation qui intervient à la moindre contrariété est l’antithèse de ce qu’Ane veut pour ses enfants.
C’est parmi les petites filles du village que Lucía s’épanouit pour la première fois et qu’elle se fait sa première amie, Niko, qui, au contraire des adultes, ne la rejette pas et l’accepte avec la simplicité et la candeur infantile. Le film fonctionne d’autant plus quand il montre toute la détermination de l’enfant qui refuse qu’on décide pour elle qui elle doit être, ce qu’elle doit porter et aussi comment on doit l’appeler. Si elle doit exister, c’est sous le nom qu’elle choisit, selon ses propres termes. Cette liberté, même pour une si jeune personne, est montrée comme logique et saine grâce au regard doux d’Estibaliz Urresola Solaguren, qui regarde Lucía avec une beauté confondante. Elle la filme au sein d’une nature offerte aux jeux de l’enfance, où le premier bain semble une nouvelle naissance.
À la question « pourrais-je mourir et renaître en petite fille ? », la plus belle des réponses que nous offre l’autrice est qu’il n’y a pas à attendre la mort et une prochaine existence. C’est dans cette vie et avec sa famille et selon ses termes que Lucía doit être acceptée et aimée. Cette affirmation lumineuse signe le premier grand film de la cinéaste basque, preuve supplémentaire qu’une nouvelle vague de réalisatrices de talent éclot sous nos yeux depuis quelques années dans les plus grands festivals du monde.
Bande-annonce
14 février 2024 – D’Estibaliz Urresola Solaguren,
avec Sofía Otero, Patricia López Arnaiz, Ane Gabarain