20000especes

20 000 ESPÈCES D’ABEILLES

Lucía, huit ans, est une petite fille née dans un corps de garçon. Elle se fait appeler Coco et attend avec impatience la fin de l’année scolaire. Ane, sa mère, en pleine crise professionnelle et sentimentale, va profiter des vacances pour se rendre avec ses trois enfants chez ses parents, où vivent sa mère et sa tante Lourdes. Cet été qui changera leur vie obligera ces femmes de trois générations différentes à être honnêtes avec elles-mêmes et à décider comment elles veulent continuer à se présenter au monde.

Critique du film

C’est une double révélation. Celle d’une cinéaste, Estibaliz Urresola Solaguren, et celle d’une jeune actrice, éblouissante, Sofia Otero. C’est aussi rare que le sont les premières œuvres comme 20000 espèces d’abeilles. La découverte d’un film comme celui-ci ressemble à la découverte d’un diamant, une pépite d’or dénichée par hasard, à l’occasion d’une avant-première. Au cinéma, la vie des jeunes filles est souvent présentée sous une forme socialement acceptable de ce qu’est ou doit être une fille. Si elle n’entre pas dans les codes, alors elle est dépeinte comme rebelle, comme quelqu’un qui se bat pour une cause. Cette représentation est tout à fait valable, mais la découverte du personnage principal de 20000 espèces d’abeilles vient élargir les horizons.

Surnommée Coco par ses proches, Lucia vient passer l’été dans la campagne espagnole, où vivent sa grand-mère et sa tante. Même si le couple parental est en crise, l’éloignement et le cadre champêtre pourraient offrir un havre d’apaisement, loin des tourments quotidiens. Lucia pourrait alors profiter de la nature avec sa famille et couler des jours heureux, entre déambulations sauvages et baignades. Mais un mal-être indéfini la consume. On le comprendra plus tard, Lucia commence à identifier ce qu’elle ressent. Elle n’est pas née dans le bon corps. Elle le verbalise dans une scène déchirante : elle aimerait mourir pour renaître petite fille. Portrait d’une jeune fille trans, d’une grande douceur, 20000 espèces d’abeilles est rare parce qu’il offre une représentation pour toutes celles qui mériteraient de s’identifier au cinéma.

Mais 20000 espèces d’abeilles ne fait pas de cette question l’unique contour de son intrigue, offrant de beaux moments à chaque personnage gravitant autour d’elle. Parce que Lucia est une enfant comme les autres, après tout. Curieuse, parfois turbulente ou susceptible, elle approche de la pré-adolescence comme tout enfant de son âge. Mais au fil de l’été, sans que le film ne l’exprime explicitement, ni ne l’impose, les indices apparaissent, interpelant subtilement. Quelque chose chez cette petite fille ne correspond pas au genre qui lui a été assigné à la naissance.

Jamais Estibaliz Urresola Solaguren ne cherche à faire rentrer son personnage dans une case. Elle est unique. Elle est Lucia, une petite fille qui se demande pourquoi elle ne peut choisir qui elle est véritablement. Ce cheminement est le coeur de ce magnifique long-métrage qui chronique un été familial, où chacun-e cherche à retrouver sa place et sa paix intérieure pour mieux définir son avenir. Les interrogations de Lucia paraissent si simples, innocentes, et pourtant si complexes et éloquentes, même déchirantes quand elle craint de voir dans le regard d’un proche une forme de rejet ou d’incompréhension, elle qui a compris qu’elle n’était pas un garçon.

Il n’y a ni doctrine, ni militantisme dans 20000 espèces d’abeilles. Simplement, une réalité. Celle des personnes transgenres, qui rencontrent ces questionnements identitaires à tout âge. Il n’est pas question non plus d’opinions personnelles, de positionnement politique et de législation. Le film raconte simplement l’histoire d’une enfant, comme tant d’autres à travers le monde, comme Sasha dans Petite fille de Sebastien Lifshitz et Michael dans Tomboy de Céline Sciamma, et montre combien il est essentiel de ne pas nier l’identité d’un être humain. C’est un rappel d’une délicatesse inouïe, qu’il faut accepter afin de permettre l’expression de chacun-e.

Durant cet été d’affirmation d’elle-même, Lucia peut miraculeusement compter sur la tendresse réconfortante de sa tante, apicultrice qui ne se contentera pas d’apaiser seulement sa peur des abeilles. Jamais cette tante ne parle à la place de sa nièce, ne met de mots dans sa bouche. Elle lui laisse cet espace de liberté pour être qui elle est et décider par et pour elle-même. Cet endroit d’ouverture est une bénédiction pour elle. Cette première acceptation silencieuse a des répercussions si fortes qu’elle en est bouleversante, libérant enfin la fillette de ses peurs, et permettant enfin de tisser un fragile fil de parole avec sa mère et son frère. Ils accueillent ses questions, avec une infinie bienveillance. Et lorsque Lucia a besoin de s’enfuir un temps, incapable de porter cette vérité qui s’est révélée à elle, c’est son frère qui sera le premier à hurler son prénom, celui que sa soeur s’est choisi, celui qui représente qui elle est réellement.

20000 espèces d’abeilles est bel et bien un film rare dans le paysage actuel, de ces films qui marquent et émeuvent aux larmes. Une œuvre affirmée dans ses choix artistiques et d’une étonnante finesse dans son émotion. Estibaliz Urresola Solaguren s’émancipe des codes du film à thèse ou du geste militant, pour privilégier un autre dessein, celui de mettre en images l’éveil d’une identité qui n’attendait qu’à s’exprimer enfin.

Bande-annonce

14 février 2024 – D’Estibaliz Urresola Solaguren,

avec Sofía OteroPatricia López ArnaizAne Gabarain


Ours d’Argent de la meilleure interprétation pour Sofia Otero