LA FEMME ACTIVE DES ANNÉES 80 | Critique croisée des films 9 To 5 et Working Girl

La Bobinette flingueuse est un cycle cinématographique ayant pour réflexion le féminisme, sous forme thématique, par le prisme du 7e art. À travers des œuvres réalisées par des femmes ou portant à l’écran des personnages féminins, la Bobinette flingueuse entend flinguer la loi de Moff et ses clichés, exploser le plafond de verre du grand écran et explorer les différentes notions de la féminité. À ce titre, et ne se refusant rien, la Bobinette flingueuse abordera à l’occasion la notion de genre afin de mettre en parallèle le traitement de la féminité et de la masculinité à l’écran. Une invitation queer qui prolonge les aspirations d’empowerment de la Bobinette flingueuse.

Analyse croisée des films 9 To 5 et Working Girl

Sa bouche est rouge, étirée en un sourire mutin où se décèle parfois l’éclair d’une canine aiguisée. Sa silhouette est élégante, moulée dans un tailleur prenant des allures d’armure d’amazone. Sa démarche est chaloupée, rythmée par le claquement de ses talons frappant d’un pas déterminé les halls marbrés des grands buildings dans lesquels, chaque jour, elle livre une nouvelle bataille pour la reconnaissance de son travail. Accompagnée d’un air musical entrainant et faisant tourner les têtes sur son passage, elle est l’un des archétypes de personnages féminins les plus connus et appréciés du grand écran : d’Alison Drake à Miranda Priestley, la femme active au cinéma a de tout temps servi de modèle féminin fort et autonome.

L’émergence de cette figure cinématographique trouve sa source dans les années 1927 à 1934, dites du « Pre-Code Hollywood » ; à une époque marquée d’une créativité folle sans précédent, les personnages féminins y éclatent par leur liberté professionnelle et sexuelle – notamment dans Female de William Dieterle, Michael Curtiz et William A. Wellman. Fortes de leur assurance, ces nouvelles héroïnes mettent un point d’honneur à ne jamais s’excuser pour ce qu’elles font, disent et désirent. Une caractéristique que le Code Hays de 1934 aura tôt fait de bannir des écrans, la remplaçant par la figure de la bonne épouse et distillant la moralisante mélodie selon laquelle la place d’une femme n’est pas devant un bureau d’entreprise, mais derrière un piano de cuisine. Les rares portraits les montrant dans un environnement professionnel ne sont ni à leur avantage, ni bien étoffés, les femmes étant généralement dépeintes comme profondément malheureuses dans leur travail, et passant leur temps à attendre un mariage et plus tard, des enfants – comme par exemple dans Lady in the dark de Mitchell Leisen (en français, « Les nuits ensorcelées »).

Il faudra attendre la seconde vague du mouvement de libération des femmes des années 1970, et la recrudescence du nombre de salariées dans les entreprises, pour que le cinéma se passionne pour une autre représentation féminine dans le monde professionnel qui dominera les scénarios des années 80 : la secrétaire. Souvent jeune et jolie, bien plus maligne que son patron mais condamnée à lui servir café et photocopies, la figure de la secrétaire aura inspiré deux œuvres fondamentales qui, à dix ans d’intervalles, cristallisent presque à elles seules les aspects majeurs de la mise en avant de la femme active des 80’s sur grand écran : la comédie satirique 9 To 5 de Colin Higgins (traduit en français par « Comment se débarrasser de son patron »), et la comédie romantique Working Girl de Mike Nichols.

Le rire, ou le nouveau vecteur communicatif du combat féministe

Dans 9 To 5, nous suivons un trio de « travailleuses de bureau » interprété par Jane Fonda, Lily Tomlin et Dolly Parton, aux prises avec leur « sexiste, égoïste, menteur, hypocrite et bigot » de patron (génial Dabney Coleman). Toutes trois rêvent de s’en débarrasser, et lorsqu’un jour, l’une d’elle verse accidentellement de la mort au rat dans son café, elles décident de faire équipe pour tenter de dissimuler leur crime et de tirer profit de l’absence temporaire de leur tyrannique supérieur pour opérer des transformations radicales au sein de l’entreprise.

Hilarante et grinçante, portée par l’hymne éponyme culte écrit par Dolly Parton pour le film, la comédie 9 To 5 se sert de son ton léger et un rien burlesque pour faire passer un puissant message : celui des femmes harcelées, discriminées et rabaissées sur leur lieu de travail. De même, voir trois héroïnes se faire mutuellement confiance et s’entraider marque l’une des grandes représentations de sororité au cinéma comme force de propositions et de changements. Devant prendre les rennes du pouvoir exécutif de leur environnement de travail, les trois femmes vont mettre en place des mesures de temps partiel et de division des tâches, de même que créer une crèche au sein de leur entreprise – mettant en avant combien « fournir des avantages sociaux adéquats contribue à une main-d’œuvre plus heureuse et, en fin de compte, plus productive. »

Autre grande force du film : sa diversité de représentation des femmes au travail. Outre les trois personnages principaux, qui tissent le portrait d’une femme récemment divorcée retrouvant un travail, d’une femme jugée sur son apparence et longtemps suspectée d’être la maîtresse du patro et enfin, d’une mère célibataire tentant de gravir les échelons professionnels, les rôles secondaires sont incarnés par des comédiennes de toutes les communautés et de tous les âges, comme Ren Woods et Elizabeth Wilson. Naturellement, toutes les avancées proposées par Judy, Violet et Doralee ne seront pas maintenues à la fin du film ; l’égalité des salaires sera retirée et fera même l’objet d’une réplique de Lily Tomlin qui n’est pas sans poser problème : « on a déjà fait beaucoup, je pense qu’on peut déjà s’estimer heureuses d’en être arrivées jusque là »…

Néanmoins, la solidarité affichée de ses personnages, combinée au ton résolument mordant de ses répliques contribuera au grand succès du film, qui fera également émerger un thème récurent dans la succession de longs-métrages qu’il inspirera : celui de la vengeance. Mais à la différence de 9 To 5, l’antagoniste qu’il s’agit de défaire dans l’autre grand succès de la décennie n’est plus un homme… mais une autre femme.

La revanche, ou l’habile mise en scène du crêpage de chignons

Dans Working Girl, Melanie Griffith incarne Tess – une jeune trentenaire ambitieuse et bourreau de travail, qui ne rechigne pas à prendre des cours du soir en plus de son travail d’assistante dans l’impitoyable jungle de Wall Street. Incarnation de l’héroïne méritante, qui se fera une place au soleil au moyen de sa seule persévérance, elle occupe un poste exclusivement dévolu aux femmes, quand les postes de cadres sont majoritairement réservés à des hommes « avec des diplômes d’Harvard ». En plus d’être régulièrement confrontrée aux regards méprisants de ses supérieurs, ces derniers n’hésitent pas à la piéger en compagnie d’un prédateur sexuel « pour se payer une bonne rigolade ». Malgré un environnement de travail aussi hostile, elle ne se révèlera pas en femme forte comme dans 9 To 5 en se jouant de l’un de ses détracteurs masculins, mais bien en affrontant sa Némésis ultime : sa nouvelle patronne Katherine, dont l’élégance et le vernis culturel évident vont d’abord la fasciner avant de la dégoûter lorsqu’elle apprend qu’elle tente de faire passer une de ses idées pour sienne. Profitant de ce que Katherine est clouée au lit après un accident, Tess va prendre sa place pour mener à bien son projet.

A l’extrême opposé de la sororité affichée de 9 To 5, Working Girl met en scène un autre combat : celui des classes, et celui entre deux femmes persuadées qu’il ne peut y avoir de place que pour l’une d’entre elles au sommet. Tandis que Katherine – sensationnelle Sigourney Weaver – est l’archétype de la femme d’affaires déterminée au point d’en être impitoyable, Tess incarne une idée plus douce et charmante de la femme dans sa quête de reconnaissance, qui utilise les hommes autour d’elle pour se frayer un chemin jusqu’aux sphères qui leur sont socialement réservées. Elle personnifie ainsi la parfaite femme active moins « menaçante », efficacement promue sous l’ère Reagan alors que les mouvements féministes étaient largement attaqués – notamment par des commentateurs conservateurs tels que Phyllis Schlafly. Outre leur affrontement professionnel, Katherine et Tess se déchirent également autour des faveurs d’un homme – interprété par un Harrison Ford en grande forme. Un triangle amoureux dommageable, tant il file la métaphore du crépage de chignons tant fantasmé et supposément inévitable lorsque les femmes se mêlent de trop près des affaires…

A supposer que le message du film soit d’interpeler les femmes sur l’impasse improductive et rétrograde de se faire la guerre entre elles, Working Girl pose un regard acerbe sur les attentes posées sur les femmes dans le milieu professionnel, et sur lesquelles pèsent des charges bien plus lourdes pour être prises au sérieux – ce qui pousse Tess à prendre la place de Katherine et se faire passer pour quelqu’un qu’elle n’est pas du fait de son milieu social différent.

Riches et diverses, toutes deux mettant en lumière la place des femmes dans le monde du travail sous des angles différents, 9 To 5 et Working Girl restent avant tout des œuvres éminemment importantes : à travers leur mise en scène de la typique femme active des années 80 sous ses différents aspects, l’héritage laissé par ces films est celui du chemin parcouru par les femmes durant cette foisonnante décennie, ainsi que sur les luttes toujours actuelles qu’elle menèrent – individuellement, ou collectivement.

Synopsis