À L’OMBRE DES FILLES
Luc est un chanteur lyrique renommé. En pleine crise personnelle, il accepte d’animer un atelier de chant dans un centre de détention pour femmes. Il se trouve vite confronté aux tempéraments difficiles des détenues. Entre bonne conscience et quête personnelle, Luc va alors tenter d’offrir à ces femmes un semblant de liberté.
Critique du film
L’artiste en pleine crise personnelle ou existentielle se retrouvant, par un concours de circonstances, à dispenser son art auprès d’un groupe d’individus qui n’auraient jamais dû croiser son chemin : une thématique exploitée de nombreuses fois au cinéma et qui constitue presque un sous-genre à part entière. À l’ombre des filles s’impose à priori comme une nouvelle variation autour de ce postulat scénaristique. La lecture de son synopsis n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle d’Un triomphe, d’Emmanuel Courcol, sorti il y a quelques mois et dans lequel Kad Merad incarnait un comédien sur le déclin qui acceptait d’animer un atelier de théâtre dans une prison. Le second film d’Etienne Comar se détache pourtant assez rapidement de ces bases classiques pour trouver un ton qui lui est propre.
Chanson, toi qui me parles d’elle(s)…
Initialement, il est bien question d’une rencontre incongrue : celle de Luc, chanteur lyrique dont on devine assez vite une certaine renommée dans le milieu, et 6 prisonnières, incarcérées dans établissement pénitencier, toutes volontaires pour participer à un cours de chant. Comme dans tout récit initiatique qui se respecte, cette rencontre hebdomadaire sera l’opportunité pour ces femmes de (re)trouver un semblant de sens à l’existence et une (relative) harmonie dans un environnement qui, par définition, les en prive totalement. Un cheminement traduit d’entrée de jeu par la mise en scène et son utilisation très à propos du format d’image 1 : 33. D’abord resserrée sur le visage de ses comédiennes – isolant inévitablement chaque personnage du reste du groupe – la caméra laisse progressivement les détenues interagir ensemble au sein d’un même plan, à mesure que les sessions de chant avancent. Pour autant, le cadre restreint de l’image sera conservé pendant toute la durée du long-métrage, rappelant que les murs de la prison continueront d’enserrer nos personnages bien après le générique de fin.
La notion d’enfermement qui irrigue tout le film ne se limite d’ailleurs pas qu’aux prisonnières. Elle est même avant tout, la chape de plomb qui écrase Luc, son personnage principal. Introverti et mélancolique, le chanteur demeure une énigme pendant une bonne partie du film, tout autant que les raisons qui le poussent à animer cette chorale insolite. Constamment filmé entre deux éléments du décor qui l’enserrent (bâillement d’une porte, pan de mur qui restreint encore plus le cadre) ou face à une grille dans une ruelle, Luc semble aussi captif dans sa vie privée que les femmes auprès desquelles il enseigne le chant. Un sentiment renforcé par la photo de Colin Lévêque qui n’hésite pas à accentuer le contraste entre la luminosité (certes, artificielle) de la salle de cours en prison, et les extérieurs sombres où évoluent Luc, comme si ce dernier était condamné à une errance intérieure de laquelle il ne parvenait pas à s’échapper.
Libérées, délivrées
La grande force du film d’Etienne Comar (dont il signe également le scénario) tient dans l’écriture sensible réservée à ses personnages. Jamais manichéens, ces derniers se dévoilent petit à petit dans toute leur humanité, avec tout ce que celle-ci contient de blessures, ambivalence et cruauté, ce sans jamais verser dans le sentimentalisme, ni le misérabilisme. Le réalisateur/scénariste construit des êtres infiniment complexes et laisse volontairement une partie de leur histoire personnelle dans le hors-champs afin d’interroger systématiquement le regard que porte le spectateur sur eux. Ce n’est pas un hasard si les causes de l’incarcération de chacune des réclusionnaires n’est que vaguement évoqué lors d’une réplique au début du film. Les actes répréhensibles du passé sont bien présents en filigrane, tel un poison inextinguible, mais leur origine n’a finalement que peu d’importance, dès lors que les personnages choisissent, presque malgré eux, de se reconstruire ensemble.
Les séances d’entrainements au chant se posent alors comme la parfaite métaphore du chemin vers la rédemption, où la justesse des notes importe moins que le fait de se reconnecter émotionnellement à l’autre et à soi-même.
Pour incarner une telle justesse d’écriture, Comar réunit un formidable casting, habilement composé de comédiennes aux parcours très différents. Un choix qui confère au film l’énergie électrique dont il avait forcément besoin. De la fragilité d’Hafsia Herzi à la gouaille de Veerle Baetens (brillante actrice qui avait déjà donné de la voix dans Alabama Monroe) en passant par la violence intériorisée d’Agnès Jaoui et l’incroyable spontanéité de Fatima Berriah et Anna Najder (toutes deux non professionnelles), chacune livre une remarquable partition, parvenant à faire exister des personnages très bien écrits mais dont le temps de présence à l’écran est finalement assez limité.
Le grain de la pellicule argentique permet, par ailleurs, au réalisateur de scruter le visage de ses comédiennes, convaincu (à raison !) que le vécu de ces femmes s’exprime moins par les dialogues que par les regards, les rides et les gestes. Face à elles, Alex Lutz prouve une fois de plus qu’il est l’un des acteurs les plus passionnants du cinéma français. L’air contrit, il apporte à son personnage une mélancolie douloureuse qui trouve un peu de repentance au contact de ces femmes abimées elles aussi par la vie.
Avec délicatesse et intelligence, À l’ombre des filles évoque le difficile chemin à parcourir pour se libérer de son histoire passée et échapper à son enfermement, que celui-ci soit physique ou mental. Sans jugement ni morale catégorique, le film souligne l’importance de l’expérience culturelle collective comme vecteur d’émancipation. Et à la faveur d’un dernier plan en miroir déchirant, nous rappeler qu’en terme de reconstruction personnelle, la réponse réside souvent dans l’autre.
Bande-annonce
13 avril 2022 – De Étienne Comar, avec Alex Lutz, Agnès Jaoui et Hafsia Herzi.