ABSENCES RÉPÉTÉES
François est un employé de banque de vingt deux ans. Régulièrement, la drogue lui procure des sensations qui l’extraient d’un trop morne quotidien. Etant données ses absences répétées au travail, le directeur de la banque renvoit François. Cette exclusion annonce le début de sa déchéance.
La vie est un poème
« La vie est un poème », déclaration liminaire d’Absences répétées, film emblématique d’un auteur oublié, presque caché, et pourtant partie prenante d’une génération qui hante toujours le cinéma mondial, la fameuse nouvelle vague. Ce cinéaste c’est Guy Gilles, surdoué qui tourna son premier long-métrage, l’Amour à la mer (1962), à presque 20 ans, dans son Alger natal, en pleine guerre d’indépendance. C’est dix années après qu’intervient ce film, parisien, narrant la capitale d’après 1968, et les contre-coups de cette révolution manquée sur un jeune homme qui perd pied dans sa vie, jusqu’à se perdre complètement, dans la drogue, dans un parcours classique de délitement du quotidien. Absences répétées est comme un manifeste de tout l’art de la mise en scène de Guy Gilles.
Tout d’abord un sens de la poétique qui était annoncé par le carton initial. Le rythme des plans sonne comme une métrique parfaite comme des notes sur une partition. François délaisse peu à peu son travail, puis l’abandonne complètement, jusqu’au licenciement, figure spectrale qui s’isole du monde pour se livrer à un face à face avec les plaisirs licencieux des paradis artificiels. Ce plongeon dans l’abysse béant de la dépression, que François embrasse tout entier, est un baiser exquis mais terriblement douloureux. Absences répétées est un film qui fait mal, qui délivre une dose létale de désespoir. C’est sans doute en cela que Guy Gilles se démarquait des autres auteurs de sa génération, dans son exploration des failles de ses personnages, dans leurs drames et leurs sensibilités exacerbées.
En ce sens Patrick Jouanné aura été son parfait truchement à l’écran : son visage qui vieillira au fil des films du réalisateur, est le véhicule parfait de Gilles. Cabossé, couturé de cicatrices et de rides qui expriment une vie mouvementée, Jouanné est l’homme de trop de Tourgueniev, la figure tutélaire du garçon qui ne trouve pas sa place et vie contre la société, contre son époque. Patrick Penn joue ici ce rôle, Jouanné ne faisant qu’une mince apparition, mais l’archétype demeure, il est toujours question de cet homme qui n’arrive pas à vivre, à fonctionner dans un monde qui ne veut pas de lui. En ce sens Absences répétées pousse le trait jusqu’à son paroxysme, jusqu’à la chute, ce qu’on ne retrouve pas forcément dans les autres films du réalisateur du Clair de Terre (1967). Plus qu’un drame c’est une tragédie, la noirceur envahissant chaque instant, jusque dans la chanson lancinante qui hante le film.
L’interprète en est Jeanne Moreau, fameuse actrice avec qui Guy Gilles eut une relation amoureuse tempétueuse, illustrée par ce morceau rempli de larmes et d’amertume. Cet aspect autobiographique fait résonner le film comme un huis clos entre l’auteur et sa muse, comme un testament à leur idylle, dont quelque part il ne se remettra jamais. En effet la catharsis n’est pas ici la quête, la drogue n’est pas un moyen d’oublier, c’est une fin, un aboutissement, une conclusion. Il est terriblement dur de ne pas sortir bouleversé de cet essai sur le désespoir, sur ses conséquences pour un créateur qui semble avoir jeter toutes ses armes dans la bataille, livrant sa vision définitive sur une relation qui a changé sa vie et son œuvre.
Seul Nuit docile, son dernier film en 1987 (et aussi le dernier de Patrick Jouanné), arrive à être un écho à la hauteur, vibrant sur les mêmes ondes de douleur, comme le montre les coups de téléphone de son personnage principal à son amante qui l’a rejeté. Ces deux films sont deux moments dans le temps, comme l’étaient le Jeune Werther et Les Affinités électives pour Goethe, une œuvre de jeunesse, et une réalisée sur la fin de la vie. Celles-ci ont tout en commun, et sont pourtant les témoins des années écoulées, du cynisme accumulé, des affres des déceptions sur la créativité.
Il reste qu’Absences répétées est une œuvre radicale, fascinante et brillante, qui est un des chaînons manquants d’une des périodes les plus fécondes du cinéma français. Sa fulgurance et son incandescence en font un film unique en son genre, d’une finesse et d’une intelligence qui lui font dépasser son caractère de film générationnel post-68. Ce qu’il caractérise sur l’impossibilité de vivre en société, en fait une fable noire qui touche au plus juste dans l’étude ontologique que Guy Gilles n’a cessé de mener.