ALL WE IMAGINE AS LIGHT
Critique du film
Payal Kapadia fait partie de ces cinéastes émergentes qui, dès leur premier long-métrage, sont devenues de magnifiques promesses. Si Toute une nuit sans savoir était plein de défauts et pas totalement abouti, il portait en lui la marque des grand.e.s auteur.e.s, capable de créer des formes et se lancer à corps perdu dans un projet hybride, malin. Un documentaire infusé de fiction de telle façon qu’il est bien difficile de lui trouver une case, une catégorie, ce qui semble un obligation dans un univers culturel dominé par les algorithmes et les plateformes gorgées de « contenus » devant correspondre à une attente bien précise. La réalisatrice, elle, ne correspond à rien de ce type, et si son premier était une surprise imparfaite, elle fait de nouveau un saut dans le vide pour, encore, expérimenter quelque chose qui est, sans nulle doute, à rebours des codes du cinéma contemporain.
All we imagine as Light est plus évident dans sa forme : c’est une fiction mettant en scène deux amies partageant un appartement dans la ville gigantesque de Mumbai. Leur amitié est fondée sur une insatisfaction dans le champ de l’amour. L’une est mariée à un homme vivant en Allemagne qu’elle ne voit que rarement, quand l’autre peine à nouer les premières étapes d’une relation amoureuse stable avec son jeune fiancé. C’est donc sous le signe de la contrariété que se fonde cette histoire, mais cela n’en constitue pas forcément la plus grande singularité. En effet, ce qui détonne dans ce nouveau film de la cinéaste indienne, c’est la gestion du rythme de sa fiction. Elle instaure dès les premiers plans à la fois une douceur confondante, mais aussi une langueur qui tranche avec un cinéma qui dicte comme une obligation un rythme soutenu et haletant. Chez Kapadia, ce temps est pris pour installer des plans, soutenus par des dialogues évasifs, installant une atmosphère unique.
L’irruption d’un simple appareil ménager, un autocuiseur rouge vif, suffit à créer une surprise, comme un surgissement dans le plan de quelque chose d’incongru. Cette petite boite criarde est ainsi un symbole de l’homme absent, celui qui vit exclusivement dans le hors-champ, comme une rupture dans le scénario, et un engagement à aller de l’avant, vers un ailleurs à découvrir. C’est ainsi que le récit va se déplacer, d’un cadre urbain monumental comme peuvent l’être les grandes cités de la péninsule, pour nous projeter dans un ailleurs rural, au bord de la mer, comme une révolution de palais qui pourtant ne casse pas cette douceur et ce tempo jamais accéléré. Tout en restant ancré profondément dans le réel, les problématiques amoureuses restant les mêmes, Payal Kapadia parvient malgré tout à sublimer son cadre, qui en filigrane parvient presque à s’ourler de merveilleux. Une simple balade dans une grotte, soulignant la beauté de sculptures à même la roche, nous donne le sentiment à nouveau de basculer vers un autre type d’histoire, avec un petit quelque chose de primal, comme une vérité profonde.
En peu de choses, l’autrice parvient à planter un regard singulier sur une histoire banale, où la sororité prime sur le masculin, le supplantant au centre du plan et du regard de la caméra. En cela, All we imagine as Light est aussi épuré que Toute une nuit sans savoir était sophistiqué. Il retranche dans la mise en scène tout ce qui pourrait nuire à sa vérité pour toucher au plus près l’intensité du sentiment amoureux. En deux films, Payal Kapadia devient une figure incontournable d’un cinéma indépendant indien qui s’est longtemps cherché, en marge de l’industrie Bollywood omniprésente, laissant peu de place au cinéma d’auteur. Le style et la différence affichées par Payal Kapadia sont un ravissement, transformant la promesse en certitude, celle d’un talent qui devrait nous enchanter dans les années à venir.
2 octobre 2024 – De Payal Kapadia, avec Kani Kusruti, Divya Prabha et Chhaya Kadam.