APRIL
Nina est gynécologue-obstétricienne à l’hôpital de Tbilissi en Géorgie. Après la mort d’un nouveau-né lors d’un accouchement, sa réputation professionnelle et morale est mise à rude épreuve. Des rumeurs l’accusent de pratiquer des avortements illégaux.
Critique du film
Dea Kulumbegashvili est une représentante de ce cinéma géorgien qui émerge et multiplie les talents, dans l’héritage singulier d’Otar Iosseliani, immense cinéaste disparu en décembre 2023. A l’instar d’Alexandre Koberidze, remarqué pour son très beau Sous le ciel de Koutaïssi, la jeune cinéaste géorgienne dessine dans April des formes uniques pour raconter une histoire dure mais aussi nécessaire. Nina est gynécologue-obstétricienne dans un hôpital de Tbilisi, complètement dévouée à son métier et à l’aide qu’elle peut apporter à des dizaines de femmes qui n’ont aucune solution quand elles se retrouvent confrontées à une grossesse non-désirée. Cette première approche du film est celle d’une urgence encore très présente dans de nombreux territoires où l’on nie toujours aux femmes le droit de disposer de leur corps selon leur propre volonté. Sur un tel sujet, ce qui étonne le plus, c’est la proposition de mise en scène exceptionnelle que nous livre la cinéaste.
Au-delà de la question de la nécessité de traiter de tels sujets, et de rappeler au monde par le bien de l’expression cinématographique, tous les maux et injustices qui continuent à circuler, Dea Kulumbegashvili présente de grandes ambitions plastiques, ouvrant son film par une scène des plus étranges. On assiste à l’avancée laborieuse d’un être humanoïde, complètement difforme, déambulant nu en pleine nuit avec derrière elle des rires d’enfants. Cette première apparition, suffisamment longue pour marquer les esprits, est suivie par de nombreuses autres scènes où ce corps revient dans le plan, se substituant à celui de Nina, comme un double monstrueux qui impose un temps de repos au récit, sans que cela trouble les personnages qui pourraient la croiser. Cette présence évoque Under the Skin (2013) de Jonathan Glazer, tant dans son aspect incongru que dans la métaphore autour du motif de la monstruosité et de la différence.
Le rapprochement s’arrête là en ce sens que pour l’autrice d’Au commencement (2021), l’humanoïde n’est qu’une image, une illustration de ce que se représente le personnage principal, beaucoup plus qu’une véritable corporalité « étrangère » comme chez Glazer. Nina aide les femmes de l’arrière-pays de Tbilissi en effectuant des consultations gynécologiques et en effectuant des avortements illégaux. Chaque leçon de morale effectuée par un collègue ou un supérieur, ou une rencontre dans le cadre de sa profession, déclenche une de ces scènes où son corps est abandonné au profit de cet autre, caricature de corps humain dégageant une animalité exceptionnelle. Ces apparitions sont aussi des respirations à l’intérieur du découpage du film, l’avancée de la narration étant mis en pause en quelque sorte par ces scènes, comme pour mieux avancer vers un élément du scénario encore plus difficile pour le regard du spectateur.
Dea Kulumbegavshili n’a jamais peur de montrer face à la caméra les motifs les plus crus, que ce soit un accouchement dès les premières minutes, une césarienne, ou un avortement à peine caché par un angle de caméra plus resserré. Cette audace dans la composition de ses plans est à l’aune de la brutalité du propos, illustrant la violence des rapports infligés aux femmes, que ce soit pour des grossesses imposées dans la cadre du mariage, ou des viols à répétitions couverts par une omerta inhérente à un système vertical qui profite aux hommes de la communauté. Nina n’a pas de vie en dehors de sa fonction médicale, elle en devient donc un être déshumanisé qui reproduit des gestes sans que son individualité ne se manifeste explicitement.
Difficile, âpre et dur à regarder dans les yeux, April prend des chemins étonnant pour développer son propos. S’il est cru bien souvent dans son esthétique et ses parti-pris, c’est pour mieux souligner la cruauté des vies de tous ces personnages et de toutes ces femmes dont le cadre de vie conservateur et étriqué ne semble pas devoir évoluer. Le discours sur la légalité, ses changements imprévisibles et l’absence d’alternative dans l’intervalle, est en ce sens effrayant. C’est ce monstre là qui est le plus effrayant dans April, et non pas ce corps différent qui occupe l’écran dès ses premiers instants.
De Dea Kulumbegashvili, avec Ia Sukhitashvili, Kakha Kintsurashvili et Merab Ninidze.