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ASSASSINATION NATION

La Bobinette flingueuse est un cycle cinématographique ayant pour réflexion le féminisme, sous forme thématique, par le prisme du 7e art. À travers des œuvres réalisées par des femmes ou portant à l’écran des personnages féminins, la Bobinette flingueuse entend flinguer la loi de Moff et ses clichés, exploser le plafond de verre du grand écran et explorer les différentes notions de la féminité. À ce titre, et ne se refusant rien, la Bobinette flingueuse abordera à l’occasion la notion de genre afin de mettre en parallèle le traitement de la féminité et de la masculinité à l’écran. Une invitation queer qui prolonge les aspirations d’empowerment de la Bobinette flingueuse.

Assassination Nation avait pourtant tout du teen-movie ordinaire, du film pop-corn pour ados gentiment trash, dont l’imaginaire visuel rappelle vaguement son cousin lointain, American Nightmare. Un film pop et acidulé, comme on aime bien les décrire, à l’image finalement des Millenials, cette génération 2.0 de jeunes perdus et « déconnectés », un poil révoltés même si inoffensifs. Un énième film qui pointerait du doigt les dangers de l’internet et des réseaux sociaux, un peu à la manière d’un Nerve.

Sauf qu’Assassination Nation prend à contre-pied ces attentes et bascule dans une satire féroce du puritanisme américain, offrant ainsi un véritable pamphlet féministe. Pas question ici de surfer sur une « tendance » féministe, comme ont pu le faire les reboots féminins de Ghosbusters ou Ocean’s 8. Le film entend bien mettre toute une nation face à ses propres contradictions, avec une brutalité qui paraît nécessaire.

Sorcières 2.0

La ville de Salem dans laquelle se déroule les événements est un élément tout sauf subtil mais hautement symbolique : lieu des violences blanches et patriarcales à l’encontre des femmes, et des sorcières, Salem témoigne ici, plusieurs siècles plus tard, que rien n’a changé. On veut toujours voir des femmes mourir parce qu’elles ne se soumettent pas aux lois morales et puritaines. Assassination Nation se réapproprie la figure mythique de la sorcière pour la ramener à son essence même : une femme libre, dont le corps et la sexualité n’appartiennent qu’à elle. Loin de la représentation très sage des Nouvelles Aventures de Sabrina où la sorcière habillée en noir tente de militer poliment et en souriant, les sorcières de Assassination Nation n’ont ni chapeau, ni pouvoir magique. Mini shorts, pas de soutiens-gorges et talons, les quatre filles Bex, Em, Sarah et Lily marchent fièrement. Elles terrifient parce qu’elles disposent de leurs corps librement à travers des nudes qu’elles font consciemment, et en consentant. Les hommes craignent de perdre leur pouvoir, et vont jusqu’à être terrifiés d’un cunnilingus. Parce que se soumettre aux désirs féminins, c’est perdre une partie de sa domination masculine, qui s’incarne dans une fellation quasi-obligatoire.

La féminité affirmée ici dérange et effraie, faisant basculer le film dans une véritable chasse aux sorcières, au sens littéral. La révélation des données personnelles par un hacker fait vriller toute une société mise à mal à la recherche du coupable. La haine surgit derrière une volonté factice de justice : les coupables sont forcément des femmes. Parce qu’elles brisent des couples, parce qu’elles s’affichent à moitié nues sur les réseaux sociaux, parce que ce sont des « salopes » et qu’elles le méritent. On pleure les hommes, jamais complices, toujours victimes du malheur qui semble s’abattre sur eux, tandis qu’on traque Lily pour.. Pour quoi finalement ? Des nudes, une relation avec un homme marié, des accusations infondées ? Tout cela n’est pas sans rappeler les mouvements féministes de MeToo : de nombreuses femmes ont témoignés contre des hommes et dénoncés des violences sexuelles. L’opinion publique s’est réappropriée les termes « chasse aux sorcières » : les victimes sont devenues bourreaux, oubliant toute la violence vécues par ces femmes, pour pleurer des hommes dont on craint que la vie soit brisée. Le schéma s’inverse, les violeurs vivent en paix, tandis que les victimes sont accusées de diffamation. Parce que c’est leur parole contre celle des hommes. Parce que la femme est toujours coupable, même lorsqu’elle est victime.

Assassination nation

Paradoxe d’une société malade

À travers sa réécriture moderne des procès de Salem, Assassination Nation s’attaque directement et frontalement à la nation américaine. Le sexisme, l’homophobie ou encore la transphobie ne sont pas le résultat de ce qu’on aime tant appeler « l’Amérique de Trump », comme pour se dédouaner de toute responsabilité. L’arrivée de Trump au pouvoir n’a fait que démocratiser une misogynie latente : la société américaine s’est fondée à travers un puritanisme religieux qui continue d’imprégner les mœurs aujourd’hui. Une société blanche et patriarcale qui entend bien garder le contrôle sur le corps des femmes.  Pas étonnant quand on voit qu’aujourd’hui encore certains états, comme l’Iowa ou le Mississippi majoritairement d’un Sud ultra conservateur, cherchent à interdire le droit à l’avortement.

Une société malade et pourtant remplie de paradoxes : d’un côté, une incitation à l’hyper-sexualisation des corps féminins, qui envahissent les écrans publicitaires ou de télés. De l’autre, des réseaux comme Instagram ou Facebook qui censurent des bouts de seins ou pire encore, L’Origine du Monde, chef-d’oeuvre pictural de Courbet, pour atteinte aux bonnes mœurs. Le corps féminin reste un fantasme interdit. Le film tombe néanmoins dans ses propres limites : la nudité n’est jamais montrée explicitement, au risque d’être censurée et d’écoper d’une restriction plus sévère. C’est un constat ironique : il est encore difficile de passer outre la morale américaine, qui cherche toujours à contrôler les corps féminins, même lorsqu’on cherche à la dénoncer.

Le regard (masculin) sexualise le corps

Pour Lily pourtant, c’est le regard qui sexualise un corps. Pour elle, la nudité est banale et ordinaire, et devient sexuelle à travers le regard, majoritairement masculin. Et celui-ci est souvent dégoûtant : ce sont les regards lubriques, en arrière-plan d’hommes trois fois trop vieux, insistants sur les fesses des quatre héroïnes. C’est précisément cette culture du viol que le film cherche à dénoncer. Lily est agressée et presque violée parce qu’elle aurait provoqué : par ses tenues, ses photos ou son attitude. « Elle l’aurait mérité ». Le film bascule alors dans une horreur qui paraît bien trop familière. De cette boule au ventre d’être suivie dans la rue, du viol par un partenaire qui ne comprend pas un refus aux centaines d’insultes sexistes et dégradantes pour avoir voulu s’assumer à travers des photos en sous-vêtements.

Le film terrifie par une violence réaliste qui ne fait que monter en puissance jusqu’à l’extrême. Car la fiction n’est pas loin de la réalité : la crainte de Lily de voir ses photos fuiter aux yeux de tous est recevable. Un homme peut s’exposer torse-nu sur internet, une femme recevra toujours son lot d’insultes. On est ici pas loin d’une sorte de revenge porn, cette vengeance qui consiste à diffuser des photos intimes pour décrédibiliser une femme : la peur de perdre son travail, sa famille ainsi que ses proches est plus que légitime. La société se pose alors en juge moral, composée d’inconnus et de parents proches, qui estiment que la nudité est moralement répréhensible. La femme sera toujours punie à cause de sa sexualité, tandis que l’homme lui, toujours encouragé et applaudi pour l’exposer.

« On est des gens bien »

Assassination Nation a cette intelligence de ne pas tomber dans une binarité de son propos. En dénonçant l’hypocrisie, le film s’attaque aussi bien au conservatisme qui gangrène l’Amérique, mais aussi à cette pureté militante, souvent contestable. En effet, l’ouverture constitue à elle seule une critique d’un féminisme, qui existe avant tout sur internet, et qui cherche parfois à tout prix à se protéger de la violence du monde. Le film s’ouvre sur une avalanche de trigger warning (qui permettent d’identifier un contenu potentiellement choquant pour son audience) : sang, viol, violence, meurtre, suicide etc. Si la liste est volontairement longue et provocante, c’est peut-être pour mieux critiquer un puritanisme militant. La brutalité du propos, à savoir l’explosion du patriarcat, ne peut se faire sans une violence visuelle. Parce que le trigger warning est peut-être considéré comme une manière d’échapper à une réalité violente. Plus le temps pour les longs discours, la société ne semble pas comprendre : l’affirmation de soi et la réappropriation de la parole ne peuvent que se faire avec violence. Elle est ici nécessaire, et particulièrement explosive, pour mieux faire mal derrière. Parce qu’il faut parfois affronter l’horreur d’une fiction pour réaliser l’amplitude de celle plus réelle, et ainsi mieux la renverser.

Assassination nation
« On est des gens bien » ne cessera de répéter la société armée jusqu’aux dents, prête à pendre les quatre jeunes filles. Le film joue de cette aliénation morale : la volonté absolue du bien et de la justice cache en filigrane une violence intrinsèque et invisible, y compris dans les milieux militants. Lorsque le principal du lycée est victime de la fuite de ses données, il est immédiatement accusé de pédophilie. La cause ? Une photo personnelle de sa fille bébé, nue dans son bain. Internet monte d’un cran : de nombreuses vidéos sur Youtube et tweets donnent leur interprétation des faits, toute dénonçant avec rage le caractère pédopornographique de ces photos. Le danger d’une justice absolue et autogérée dérange. Le personnage de Lily permet de nuancer le propos : c’est la seule capable de remettre en contexte et de prendre une distance considérable face à l’aveuglement moral de son entourage. Le mieux est l’ennemi mortel du bien : à force de vouloir être irréprochable, certaines fanges du militantisme risquent de tomber dans un extrême plus radical.

Catharsis cinématographique

L’émergence du féminisme a permis entre autre d’avoir un regard nouveau sur les œuvres culturelles, et notamment cinématographique. Ainsi, certaines critiques analysent le cinéma à travers un prisme féministe, interrogeant les représentations féminines à l’écran. Assassination Nation semble conscient de l’absolue nécessité de la représentation des minorités, de genre ou de couleurs, dans l’industrie cinématographique. La bande de fille est composée de quatre héroïnes : parmi elles se trouvent Em, interprétée par Abra, actrice et chanteuse noire, ainsi que Bex, jouée par l’actrice trans Hari Nef. Ni l’une ni l’autre ne sont réduites à des clichés sexistes ou racistes. La transidentité de Brex est à peine survolée car c’est avant tout un personnage avec une personnalité forte et affirmée, et non un étendard vide de toute substance. C’est une héroïne forte et inspirante.

Le cinéma, par son caractère culturel, influe sur la société : la représentation permet alors de mettre en avant des minorités encore trop invisibles. Ainsi, la bande tire elle-même son inspiration du cinéma. Il y a alors cette idée de transmission : le cinéma est un passeur entre la fiction et la réalité. L’apparition presque absurde et onirique de la bande de filles affublée d’imperméables rouges est une référence à Delinquent Girl Boss Worthless to Confess, film japonais des années 70 qu’elles regardaient quelques scènes plus tôt. Le cinéma devient alors passeur d’un regard entre fiction et réalité, entre personnages et spectateur.ices. Chaque film est politique, dans sa manière de percevoir le monde, et témoigne d’une idée, d’une rage ou d’une émotion.

Assassination nation menottes
La gradation de violence, insoutenable de vérité, devrait exploser dans une violence plus absurde et plus cinématographique. Le film surprend car il s’arrête où l’on voudrait le voir commencer. On est heureux de voir les bourreaux mourir : la violence prend une tournure cathartique. Elle est libératrice : la violence à l’écran, sur-esthétisée qui rend les quatre héroïnes plus fortes que jamais, est l’aboutissement d’une violence qui ne peut exploser directement dans la réalité. C’est une forme de justice fictionnelle et inspirante. L’accumulation d’une violence insoutenable atteint son point culminant dans son final : c’est une revanche sur la cruauté du patriarcat. Le déchaînement de violence cesse alors brutalement. Bien conscient de n’être qu’un film, Lily s’adresse alors frontalement aux spectateur.ice.s : ce monde fictif est aussi le notre et elle nous met face à notre propre responsabilité. C’est un appel à la révolution, qui ne peut se faire seule. Un appel à la sororité et à l’union : ce n’est qu’ensemble que le patriarcat tombera. Ainsi, la fiction laisse place à la réalité : c’est aux spectateur.ice.s de prendre le relais et de donner la fin qu’i.el.les aimeraient voir. Féminins, et surtout masculins, qui ne peuvent plus fuir leur responsabilité. Le final n’a rien d’une happy end et ne trouve aucune résolution. Il fait seulement état d’un constat, dont le renversement dépend entièrement de la réalité.

Sous le vernis rose bonbon et les paillettes, Assassination Nation est loin du film pour adolescents aseptisé. Au contraire, il atomise et cherche à se venger furieusement des horreurs engendrées par une société patriarcale occidentale, d’un film plus ancré que jamais dans la réalité. Il y a quelque chose de libérateur à voir ces femmes renverser le pouvoir. Le film apporte alors une once d’espoir et laisse entrevoir un happy-ending bien réel : c’est possible, si l’on reste soudé.es.


Synopsis

Lily et ses trois meilleures amies, en terminale au lycée, évoluent dans un univers de selfies, d’emojis, de snapchats et de sextos. Mais lorsque Salem, la petite ville où elles vivent, se retrouve victime d’un piratage massif de données personnelles et que la vie privée de la moitié des habitants est faite publique, la communauté sombre dans le chaos. Lily est accusée d’être à l’origine du piratage et prise pour cible. Elle doit alors faire front avec ses camarades afin de survivre à une nuit sanglante et interminable.