AU COEUR DU BOIS
Dans le légendaire Bois de Boulogne, Samantha, Isidro, Geneviève et les autres font le plus vieux métier du monde. Entre confidences, humour et dignité, ils et elles nous emmènent au coeur du Bois…
Critique du film
Claus Drexel nous entraîne avec lui dans les sous-bois de Paris à la rencontre des êtres féériques et malicieux qui l’aiment et le peuplent.
“Je passe plus de temps dans le bois que chez moi” confie Juliette en souriant. “J’aime venir ici, j’aime les chats, la dame de l’association qui vient leur donner à manger.” Le soleil resplendissant inonde le Bois de Boulogne et fait ressortir les couleurs chaudes de ses feuilles. Au volant de leurs camions, assis.e.s entre les murs d’une cabane de fortune ou sous un arbre, des femmes cis et transgenres mais aussi des hommes, jeunes, vieux.illes, apprêté.e.s ou non, le visage parfois dissimulé par un masque enfantin ou de grandes lunettes noires digne des plus grandes stars, s’épanchent, s’interrogent et se racontent joyeusement devant la caméra. Ielles s’appellent Yohanni, Samantha, Geneviève. Après s’être intéressé aux électeurs arizoniens dans America puis aux personnes sans abris dans Au bord du monde, Claus Drexel délaisse la ville et s’aventure dans les fourrés afin d’y rencontrer celles dont ne parle généralement qu’à demi mots : les travailleuses du sexe de la plus belle ville du monde.
Les documentaires sur la prostitution sont monnaie courante en France, mais ils prennent généralement la forme de reportages aux voix-off inquiétantes et dramatiques, tandis que les visages des concerné.e.s sont « floutés » et leurs voix altérées. Pas de ça chez Claus Drexel, qui a choisi un tout autre ton pour son film, aussi léger, gai et décomplexé que les personnes qu’il interroge peuvent l’être. Bien sûr, la souffrance n’est pas absente du parcours de ces prostituées, qui l’abordent avec pragmatisme et parfois avec chagrin : la précarité, l’impossibilité de faire autrement et la peur du danger s’ajoutent aux problématiques de transition que soulève la transidentité ou encore à l’absence de papiers.
La réalité avec laquelle elles composent s’offre à nous dans toute sa complexité, et il serait faux de dire qu’Au coeur du bois aseptise les difficultés de son sujet. Mais l’on retient surtout la joie de vivre, la résilience et la profonde lucidité de ses protagonistes, qui parlent de leur activité comme l’on parlerait d’un métier, tout simplement, avec ses hauts et ses bas. Loin de toute tentative moralisatrice, en se contentant de laisser tourner la caméra et d’écouter, Claus Drexel réunit en une heure trente plus d’informations pertinentes sur la situation des prostituées françaises que toute une décennie de journaux télévisés. Les prostituées payent-elles des impôts ? Quelles sont leurs relations avec la police ? Quel impact la criminalisation de leur clients a-t-elle eu sur leur quotidien ? Comment mènent-on de front vie de couple et prostitution ?
Loin de l’hémicycle, où des parlementaires s’expriment à la place des principales intéressées, le spectateur.trice est invité.e à découvrir la réalité du terrain et à déconstruire ses préjugés concernant la prostitution et les travailleuses du sexe, qui sont tout sauf un groupe homogène ; les corps, les âges, les identités de genres et les nationalités se côtoient, se disputent, se retrouvent. Ni bonnes, ni mauvaises, loin des cases dans lesquelles on tente habituellement de les faire rentrer, elles se contentent d’être librement elles-mêmes -une première pour le grand écran français.
Mais Claus Drexel ne se contente pas d’une vision naturaliste de la prostitution ; armé du format scope et de son directeur de photographie Sylvain Leser, il s’attelle aussi à transformer le Bois de Boulogne en véritable forêt de conte de fées, dont les arbres aux longs doigts crochus griffent le ciel orangé et rougeoyant. Magnifié par des plans larges au cadrage soigné et symétrique ainsi que par une bande son classique digne d’un ballet (signée Valentin Hadjadj), le bois se transforme : il n’est plus simplement la frontière entre la ville et le lieu de détente des parisiens fortunés, mais le territoire sauvage de créatures fantastiques qui semblent avoir poussées entre deux racines comme des fleurs et qui arpentent librement leur domaine (aucun promeneur à l’horizon du film, seulement un policier ou deux, le reste du monde réel étant relégué au hors-champ).
Là, loin du train train quotidien, enfin au centre de l’image et de l’intrigue, les travailleur.euses du sexe peuvent se livrer à coeur ouvert et se célébrer librement -la fierté et l’amour propre étant une composante essentielle d’une partie des témoignages. Elles semblent former un peuple à part entière, rassemblé autour du mot d’ordre solidaire “todas”. Rarement filmé.e.s ensemble cependant, les prostituées ont chacune leur propre portrait et leur propre cadre, formant aussi une galerie de personnages hauts en couleurs ; elles sont ainsi tour à tour lutins et farfadets, fées et sorcières, et parfois fantômes car invisibles. Leurs liens fondamentaux avec le Bois est ici la toile de fond qui inspire le réalisateur, et la magie du film tient probablement à sa capacité à faire se rencontrer des univers que l’on pensait irréconciliables mais qui ne sont pourtant pas si éloignés : le conte et le sexe.
En rendant au bois sa dimension originelle et légendaire, celle du Petit Chaperon Rouge, de Blanche Neige et de Narnia, Claus Drexel nous invite à regarder la réalité autrement et à réhumaniser les travailleuses du sexe, en leur conférant la dimension mythologique qu’elles méritent -après tout, elles font le plus vieux métier du monde. Un parti pris rafraîchissant et enchanteur qui n’enlève rien à la pertinence du propos. On souhaite au film de vivre heureux et d’en engendrer d’autres.
Bande-annonce
8 décembre 2021 – De Claus Drexel, avec Samantha, Isidro, Geneviève et beaucoup d’autres.
Présenté dans le cadre du festival Chéries-Chéris 2021