BAISERS VOLÉS
Critique du film
La tentation était trop forte. Après le coup d’éclat des Quatre cents coups en 1959, dans lequel Truffaut racontait son enfance et trouvait en Jean-Pierre Léaud un alter ego plus vrai que nature, il était impossible de s’arrêter là. Avec le court-métrage Antoine et Colette (segment de trente-deux minutes du film à sketches L’Amour a vingt ans (1962), Truffaut retrouve son personnage fétiche, tout en s’éloignant du côté dramatique du premier film, pour l’emmener vers une vie de famille équilibrée, qu’il n’avait lui-même jamais connue, sur un ton plus léger et drôle.
Baisers volés poursuit sur cet élan en donnant à Antoine Doisnel une nouvelle famille par procuration, en l’occurrence celle que forment les parents de Christine Darbon (Claude Jade), la jeune femme dont il est amoureux. Tout frais sorti (ou plutôt éjecté) de l’armée, Doisnel retrouve son appartement de la Place de Clichy, et tente de s’insérer en enchaînant les petits boulots tout en essayant de s’attirer les faveurs de Christine qui semble plutôt vouloir le garder en ami. Engagé dans une agence de détectives privés, il est envoyé sous couverture dans un magasin de chaussures pour enquêter sur son patron (Michael Lonsdale), un homme qui pense que tout le monde le déteste. La rencontre avec la femme de ce dernier, Fabienne Tabard (Delphine Seyrig), chamboule Antoine jusqu’à lui faire perdre sa place. Il se recycle ensuite en réparateur de téléviseurs. À la fin du film, il retrouve Christine avec laquelle, finalement, il finit par se fiancer.
Irrésistible Jean-Pierre Léaud
Baisers volés, qui ressort en salles le 8 décembre, et que l’on peut redécouvrir dans le coffret Les Aventures d’Antoine Doisnel en coffrets Ultra HD et Blu-Ray à partir du 1er décembre, est un film qui subjugue par sa légèreté et son humour. Jean-Pierre Léaud y est irrésistible en gaffeur tour à tour espiègle, farceur, terriblement naturel. La scène de la première rencontre avec Fabienne Tabard est connue : Antoine se cache dans la réserve du magasin de chaussures. Soudain, une voix féminine entame un chant presque irréel (composé par Antoine Duhamel) qui l’attire comme celui d’une sirène. Intrigué, il descend de sa cachette. Le temps est suspendu. Quand elle apparaît, blonde, une fourrure blanche autour du cou, en train d’essayer des chaussures, elle est irrésistible et Antoine la qualifiera un peu plus tard « d’apparition », ce qu’elle niera lors de leur ultime rencontre en disant : « Je ne suis pas une apparition, je suis une femme, c’est tout le contraire. »
Il semblerait que ce soit Delphine Seyrig elle-même et non son personnage qui prononce ces mots. Puis, elle poursuit : « Vous dites que je suis exceptionnelle. C’est vrai, je suis exceptionnelle. Mais toutes les femmes sont exceptionnelles, à un moment ou à un autre. » Actrice engagée pour les droits des femmes, Delphine Seyrig semble dans cette scène s’extraire de son statut d’actrice, métier basé sur les apparences et les faux-semblants, pour revendiquer un statut de femme réelle. Elle le prouve en s’offrant d’une manière délicieuse à un Doisnel plus timide que jamais. Restant bien entendu hors champ, leur ébat signe pourtant pour le jeune homme le passage à l’âge adulte. Fabienne Tabard n’apparaîtra plus, elle traverse le film comme la fée des lilas de Peau d’âne (1970), faisant avancer la narration et marquant le spectateur par sa grâce et sa voix envoûtante.
Truffaut ne pouvait d’ailleurs envisager le film sans Seyrig. « J’avais écrit le rôle pour elle. Je me disais, elle va refuser. Je n’en dormais pas. Je préparais des solutions, disait-il. Et je m’apercevais que c’était une catastrophe : elle n’était pas remplaçable. J’avais tellement pensé à elle pour ce rôle ! Son prestige de L’Année dernière à Marienbad faisait partie du rôle ; il fallait une actrice qui ait fait ce film. Ça ne pouvait pas être quelqu’un d’autre. »* Doisnel devient donc un homme et dans le film suivant, Domicile conjugal (1970), on le retrouvera en homme marié confronté aux affres de la vie de couple.
Fusionner réalité et fiction
Entreprise quasi unique dans l’histoire du cinéma, la saga Antoine Doisnel de François Truffaut (s’étalant sur une durée totale de vingt ans) nous permet de suivre un personnage joué par le même acteur sur plusieurs années et sur cinq films. Expérience d’autant plus troublante qu’elle permet de fusionner réalité et fiction à un point tel qu’on ne sait plus trop où l’une s’arrête et où l’autre commence. De son côté, Richard Linklater a tenté la même aventure dans la trilogie des Before puis au sein d’un seul film avec l’inoubliable Boyhood (2014), dont le tournage étalé sur douze ans permettait de voir le personnage principal évoluer de l’enfance à l’adolescence en faisant la navette entre des parents divorcés.
Le tournage de Baisers volés a lieu début 1968 alors que Truffaut a d’autres préoccupations en tête. Henri Langlois a été limogé en février de la présidence de la Cinémathèque française par le ministre de la Culture de l’époque, André Malraux. L’État français ayant aidé la Cinémathèque à s’installer au Palais de Chaillot, il entend prendre le contrôle de sa gestion en écartant le brouillon Langlois dont la gestion de l’institution semble de l’extérieur chaotique. Le soutien sans faille de Truffaut qui ne ménage pas ses efforts ainsi qu’une énorme mobilisation aux retombées internationales permettront finalement le retour le Langlois à son poste, un événement qui préfigure Mai 68 (le film est d’ailleurs dédié à la Cinémathèque et s’ouvre par un plan de son entrée). Du coup, le réalisateur (à l’image de son personnage qui est toujours en train de courir d’un endroit à un autre) arrive en retard sur le plateau, ne regarde pas les rushes le soir, laisse la liberté à ses interprètes d’improviser. Au montage, Truffaut coupe beaucoup, ressert son intrigue et trouve malgré tout le ton juste. Baisers volés sort le 4 septembre 1968 et totalisera près de 1,15 million d’entrées. Il remporte le prix Louis-Delluc, ainsi qu’une nomination au meilleur film étranger aux Oscars. Il permet à la société de production de Truffaut (Les films du carrosse) d’être à l’abri du besoin pendant un moment.
Au final, si on met à part Les Quatre cents coups, Baisers volés est sans doute le plus réussi des films de la saga Doisnel. Le film est constamment drôle tout en étant parcouru par l’inquiétude et la mort. On y sent tout l’amour du réalisateur pour le cinéma, notamment le cinéma muet et le burlesque. Son amour pour Paris y transparaît aussi à chaque plan. Un film d’apprentissage attendrissant ainsi que le portrait d’un cinéaste à travers son double cinématographique. On ne peut qu’être troublé par la ressemblance entre le réalisateur et son acteur fétiche, jusqu’à leur voix qui semblent identiques. Plus que dans ses autres œuvres, Truffaut se dévoile ici et nous touche.