BARRY LYNDON
Au XVIIIe siècle en Irlande, à la mort de son père, le jeune Redmond Barry ambitionne de monter dans l’échelle sociale. Il élimine en duel son rival,un officier britannique amoureux de sa cousine mais est ensuite contraint à l’exil. Il s’engage dans l’armée britannique et part combattre sur le continent européen. Il déserte bientôt et rejoint l’armée prussienne des soldats de Frederic II afin d’échapper à la peine de mort. Envoyé en mission, il doit espionner un noble joueur, mène un double-jeu et se retrouve sous la protection de ce dernier. Introduit dans la haute société européenne, il parvient à devenir l’amant d’une riche et magnifique jeune femme, Lady Lyndon. Prenant connaissance de l’adultère, son vieil époux sombre dans la dépression et meurt de dépit. Redmond Barry épouse Lady Lyndon et devient Barry Lyndon……
Toile de maître.
À la fin des années 60, Stanley Kubrick n’a qu’une idée en tête, réaliser un film sur Napoléon. Le réalisateur passe plusieurs années à se documenter sur le sujet et imagine déjà un projet d’une ampleur technique inégalée, le cinéaste voulant notamment tourner son film à la seule lumière des bougies. La complexité et le coût de la production, et surtout l’échec du Waterloo de Bondartchouk sorti en 1970, font tomber son projet à l’eau. Mais c’est sans compter sur l’entêtement de Kubrick qui, s’il abandonne à regret le thème visiblement peu rentable de l’empereur français, ne veut pas mettre à la poubelle toutes ses recherches et enterrer son désir de tourner un film d’époque dans un style quasi documentaire. C’est ainsi qu’il jette son dévolu sur le roman Mémoires de Barry Lyndon de William Makepeace Thackeray, dont il va tirer un des films d’époque les plus mémorables, peut-être même le plus mémorable.
Dès son premier plan, Barry Lyndon impose son parti pris esthétique marqué. La composition picturale, d’une précision éblouissante, enferme des hommes se préparant à un duel entre le ciel orageux et l’herbe verte de la campagne irlandaise. Un arbre encadre la scène, tandis qu’un muret vient diriger l’œil du spectateur et accentuer la profondeur de champ de l’image, ou plutôt de la toile, empruntée aux peintres du XVIIIe siècle. Juste avant c’était la Sarabande d’Haendel qui ouvrait le film, puis ce sera une voix-off, imposant une narration très littéraire, qui débutera l’intrigue. Kubrick ne veut pas représenter le XVIIIe, il veut le faire vivre au spectateur de la manière la plus authentique possible.
Si son ambition concerne tous les domaines (costumes originaux ou copies conformes, décors d’époque, musique piochée chez les grands compositeurs du XVIIIe ou dans la musique traditionnelle irlandaise…), c’est du point de vue visuel qu’elle est la plus saisissante. Barry Lyndon est notamment entré dans la légende par ses plans éclairés uniquement à la bougie, qui ont nécessité l’adaptation d’un objectif Zeiss développé pour la NASA, doté d’une très grande ouverture, à une caméra Mitchell BNC, que Kubrick a rachetée et transformée irréversiblement pour les besoins de son film. Mais Barry Lyndon émerveille tout autant par la composition de ses plans inspirés de la peinture du XVIIIe. Par un travail exceptionnel sur les focales et les ouvertures, l’utilisation de la lumière naturelle et l’exploitation des couleurs, Barry Lyndon livre des plans d’une splendeur inégalée, qu’il s’agisse de paysages, de scènes intérieures ou de portraits.
Pour autant réduire Barry Lyndon a un simple objet esthétique, comme le firent de nombreux critiques américains et anglais à sa sortie, serait injustement réducteur. A l’ambition d’authenticité sur la forme répond une volonté d’authenticité sur le fond. Après s’être intéressé à la société d’un futur proche dans Orange Mécanique, Kubrick semble vouloir se tourner vers le passé pour capter l’évolution ou peut-être, au contraire, la constance de notre civilisation. Barry Lyndon suit ainsi le destin d’un petit bourgeois de la campagne irlandaise qui, à cause de son amour pour sa cousine, mais aussi et peut-être surtout de son amour-propre, se trouve contraint de quitter sa situation et les siens. Sans le sou, il trouve refuge dans l’armée, qu’il quittera à la première occasion pour, de fil en aiguille, ou plutôt de hasard en manipulations, se faire une place dans l’aristocratie britannique en épousant une jeune et riche veuve. Mais, enivré par son ascension, il aura tôt fait d’être rattrapé par la réalité de sa condition.
On retrouve ainsi dans Barry Lyndon le regard acerbe de Kubrick sur la société et la violence de l’humanité. Le réalisateur, par ses choix esthétiques, capte la réalité d’une constante représentation, d’une société d’apparat, jusque dans la façon de faire la guerre. Mais, tout comme la beauté des formations guerrières avançant au rythme des tambours n’empêche pas les fusils de faire des morts, l’honneur et la bienséance ne sont qu’apparence, et c’est bien la violence et les passions qui dominent derrière la façade, que ce soit dans la campagne irlandaise ou dans les salons de l’aristocratie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Kubrick perturbe la beauté et la rigidité visuelle de son film à deux reprises, lorsque Barry est pris d’une rage extrême et lorsque sa femme devient folle suite au décès de leur fils.
Au ton désabusé du narrateur peut sûrement se substituer le regard de Kubrick sur ses personnages, pas forcément pires que les autres au départ mais dominés et broyés par les rouages de leur société. Le cinéaste expose mais ne juge pas. Barry s’apparente plus à un pauvre type que son opportunisme et son ego surdimensionné ont transformé en arriviste incapable de composer avec son nouveau rang. Il n’est par ailleurs pas dépourvu de nuances, l’amour inconditionnel qu’il porte pour son fils en est l’exemple le plus flagrant. Sa femme et son beau-fils, en apparence personnages plus vertueux car victimes de la domination de Barry, se laissent eux-aussi imposer le diktat de leur société dominatrice. Lady Lyndon sera ainsi la complice silencieuse de la maltraitance de son fils, tandis que ce dernier trouvera comme unique solution à son désarroi de provoquer son beau-père en duel. Tous les personnages de Barry Lyndon ne sont finalement que des êtres lambda, avec leurs qualités et leurs défauts, qui cherchent leur place dans une société. « Ce fut sous le règne du roi Georges III que ces personnages vécurent et se querellèrent ; bons ou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égaux maintenant », conclut d’ailleurs le film.
Des années de recherches, une volonté d’authenticité poussée à l’extrême, un tournage de 300 jours, une défi technique, un parti-pris visuel sans précédent, un scénario en forme de peinture plus que d’histoire, une liberté artistique totale, Barry Lyndon a sans conteste réinventé le genre du film d’époque, à une période où il était dominé par les grandes épopées tournées en studio, et s’impose encore aujourd’hui comme une œuvre sans égal, et qui devrait le rester encore longtemps…
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C’est peu d’écrire que j’aime ce film. Il permet, comme toutes les véritables oeuvres d’art, de mieux comprendre ce que l’on pourrait appeler l’esprit d’un lieu et d’une époque. La fin du XVIIIème siècle, ce n’est pas seulement la Guerre de sept ans ou celle de l’indépendance des 13 colonies britanniques d’Amérique du Nord, c’est la fin d’une époque ou, comme l’a écrit un Italien contemporain, la fin d’un temps qui allait engendrer, via les guerres napoléoniennes et leurs conséquences, le monde dans lequel nous vivons encore aujourd’hui. C’est dans ce sens que ce film fait penser à Prima della Rivoluzione de Bernardo Bertolucci qui cite Talleyrand : « celui qui n’a pas vécu avant la révolution (prima della rivoluzione en langue italienne) ne sait pas ce qu’est la douceur de vivre »…