BERGMAN ISLAND
Un couple de cinéastes s’installe pour écrire, le temps d’un été, sur l’île suédoise de Fårö, où vécut Bergman. A mesure que leurs scénarios respectifs avancent, et au contact des paysages sauvages de l’île, la frontière entre fiction et réalité se brouille…
Critique du film
Sept films en quatorze ans, tel est le rythme soutenu par Mia Hansen-Løve depuis Tout est pardonné en 2007. Une cadence devenue rare dans un monde cinématographique où les films sont de plus en plus difficiles à monter pour des raisons financières. Ce stakhanovisme est devenu sa marque de fabrique, tant elle est connue pour enchainer un projet après un autre, dans un besoin de création assez impressionnant. Bergman island synthétise tous ces points, tellement il porte en lui la notion de création et d’écriture comme une fièvre inextinguible.
La filmographie de la réalisatrice était jusque là considérée comme « française », mais pourtant, si l’on y regarde de plus près, on peut remarquer que chaque projet est déjà porté par un casting international, aimant à jongler entre les langues et les origines des personnages. Maya, par exemple, s’il était constitué autour de Roman Kolinka, jouant un journaliste français, se déroulait majoritairement en Inde, faisant la part belle à l’anglais comme langue parlée. Bergman island est un film où cette langue est la seule utilisée, avec un casting où ne figure aucun acteur français. Le couple qui porte l’action est constitué de Vicky Krieps, actrice luxembourgeoise révélée dans Phantom thread de Paul Thomas Anderson, et de Tim Roth, acteur et réalisateur britannique.
On peut donc considérer que des ces prémisses ce nouveau projet est une pierre de plus dans le bel édifice construit par Mia Hansen-Løve. Ce sentiment est renforcé par le contenu du film, qui tranche et se démarque radialement de tout ce qu’elle avait pu faire jusqu’ici. Ses six premiers films étaient très encrés dans le réel, avec un certain naturalisme qui confinait parfois à la biographie (Eden fondé sur son propre frère Sven Løve). Bergman island se présente comme une œuvre différente, méta, qui va brouiller les lignes entre le réel et la fiction.
Le premier trouble vient du fait que le couple décrit est composé de deux auteurs de cinéma, parti en retraite sur l’île de Farö pour avancer sur leurs nouveaux projets. Difficile de ne pas penser au couple qu’elle a formé avec Olivier Assayas, jusqu’à la différence d’âge entre les deux protagonistes, ainsi que la notoriété qui va de pair. Ce détail a son importance, même s’il est loin de constituer un axe fort au sein même du film. Le vrai bouleversement intervient à la moitié du film, quand les récits commencent à s’enchevêtrer, sans qu’on puisse pouvoir les distinguer, dans une superposition où les acteurs et les personnages se mélangent, créant une confusion passionnante.
Si les personnages s’en défendent ouvertement dans les dialogues, le point central est aussi le lieu où se déroule l’histoire, l’île de Farö, la demeure pendant des décennies de l’un des plus grands cinéastes de cet art, Ingmar Bergman. Mia Hansen-Løve n’a jamais démontré de proximité avec l’oeuvre du génie suédois et pourtant, ce bouleversement de perspectives qui s’opère au fil de la narration, quand l’histoire de Chris semble prendre vie, prend des accents presque bergmaniens (Persona est cité par les personnages, même si repoussé tout de suite). Cette volonté de créer une porosité entre les histoires est très surprenante, le film théorique qui naît à cet instant parle tout à la fois de l’autrice Hansen-Løve, mais aussi de l’influence de Bergman omniprésent sur l’île qui contamine ses occupants et leurs créations.
Le voyage qui s’opère est donc très déroutant, brisant les codes et les murs que la réalisatrice respectait à la lettre jusque là, incarnant le désir et les émotions de façon « flottante ». Le personnage de Mia Wasikowska, Amy, fictionnel au début, voit son essence se transférer chez Chris, dont on ne sait plus vraiment si elle est créatrice ou personnage elle-même, ce qu’elle était pourtant déjà dès le début pour le spectateur. L’intelligence du propos, porté par une écriture fine et redoutable, penche tant du coté de Bergman que d’un Philip K. Dick. Quand Chris ouvre les yeux après s’être endormi dans la maison du réalisateur de Monika, elle a changé de réalité, se retrouvant face à un Anders Lie Danielsen qui n’est plus Joseph, personnage de son film, mais bien Anders, acteur, et le désir d’Amy et Joseph semble être désormais celui de Chris et Anders.
Film d’une grande intelligence, Bergman island est aussi une splendeur visuelle, utilisant la beauté de cette île en plein été, comme dans bien des films du maître qui avait vu dans ce territoire un écrin propice et merveilleux pour y raconter ses histoires. Mia Hansen-Løve se le réapproprie, utilisant chaque couleur et chaque rayon de lumière pour amplifier l’aspect fantasmatique et idyllique recherché pour le sujet de son film. S’il peut paraître un peu abscons, et laisser de coté une émotion plus directe et immédiate, c’est bien un film stimulant et exaltant que nous présente l’autrice, une nouvelle étape de sa si féconde carrière à tout juste quarante ans.
Bande-annonce
14 juillet 2021 – De Mia Hansen-Løve, avec Mia Wasikowska, Vicky Krieps, Tim Roth et Anders Danielsen Lie