BLOW UP
Exploser les artifices
S’attaquer à Blow Up, c’est d’avance s’avouer vaincu de ne pouvoir tout dire à son sujet, de ne saisir qu’une partie de sa vérité, si tant est que ce que l’on a saisi soit la vérité. Film majeur sur le paraître, ce monument du cinéma de Michelangelo Antonioni impose à chaque visionnage une expérience déroutante, prompte à perdre le spectateur.
En surface déjà, dès son intrigue principale qui raconte comment un photographe, après avoir pris des clichés d’un couple dans un parc, croit voir à leur développement un meurtre se perpétrer en arrière plan. Véritable assassinat ou simple illusion basculant dans la paranoïa ? Le film ne répondra jamais clairement à la question, invitant de fait le spectateur à considérer à sa guise ce qu’il vient de voir, loin d’un sentier balisé. À l’image de la séquence phare du film où d’agrandissements en agrandissements les photographies révèlent leurs mystères, chacun va être amené à creuser pour découvrir ce qui se cache derrière le bel objet cinématographique qu’Antonioni offre. Fidèle à lui-même, le réalisateur livre un film visuellement irréprochable, allant jusqu’à faire repeindre en partie le parc des scènes clés pour avoir les couleurs qu’il avait en tête. Mais la superbe plastique de Blow Up ne serait-elle pas un artifice à démasquer pour nous amener à voir au-delà des apparences ?
Dès le début du film, des séquences apparaissent à demi-cachées dans les lettres du générique, invitant à regarder plus loin. Elles propulsent en plein « Swinging London », le Londres des années 60, centre névralgique de la pop culture et de la mode, mais où le paraître règne en maître. Et la séquence d’ouverture va d’emblée imposer une lecture critique du monde que Blow Up prend pour cadre. Elle met en effet en parallèle des jeunes aisés semblant rentrer de fête et des sans-abris. Le fameux « Swinging London » n’apparaît que comme réservé à une élite, image d’Epinal cachant une vérité sociale moins reluisante. L’illusion est totalement révélée lorsque l’on voit l’un des sans-abris monter dans une Rolls et que l’on comprend qu’il s’agit en fait du personnage principal, un photographe de mode très en vogue.
Il convient dès lors de regarder Blow Up en appréhendant ce personnage. Renommé, adulé, Thomas s’est de fait octroyé une supériorité pleine d’arrogance, mais qui n’est pas forcément légitime. Il n’est qu’illusions, s’offre une façade pour cacher sa véritable nature. Quand il croise une manifestation pacifiste, il accepte de transporter dans sa voiture une pancarte, qu’il perdra peu de temps après sans s’en soucier. Pour contrebalancer son activité principale de photographe de mode, il prépare un ouvrage sur les sans-abris. Pour combler son impuissance, il se veut odieux avec les femmes et prédateur sexuel. À la lumière de l’affaire Weinstein, Blow Up a d’ailleurs sur ce point récemment fait l’objet d’une relecture mais peut-être pas dans le bon sens. On a prêté au film un regard complaisant sur la misogynie et les abus sexuels, or, il serait plus juste d’y voir au contraire une dénonciation de ces comportements chez des personnes pourvues d’un certain pouvoir.
La révélation faite par le développement des photos du parc va alors plus s’apparenter à l’image d’une prise de conscience de la part de Thomas quant à la vanité de sa vie, quant à sa réalité derrière ses apparences. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la révélation des photos se fait en deux temps. D’abord, tout à sa prétention, Thomas pense avoir empêché un meurtre, mais dans un second temps (justement après une des scènes les plus dérangeantes du film, où on le voit commencer à violenter sexuellement deux mannequins, avant qu’elles ne cèdent à sa domination), il comprend que le meurtre a bien eu lieu.
Dès lors, Thomas va devoir s’arranger avec sa conscience. On le voit errant, à la recherche d’une réponse. D’abord au mythique concert des Yardbirds, où il suit le mouvement du public, initialement stoïque, devenant d’un coup hystérique pour récupérer un manche de guitare, objet symbolique que Thomas finira par jeter dans la rue, renonçant à cette futilité. Puis, dans une soirée où il retrouve son éditeur, il se laisse convaincre d’oublier le meurtre immortalisé par ses photos et renoue avec le monde des illusions. Au petit matin, retournant dans le parc où le corps gisait encore la nuit précédente, il n’y a plus rien. La bande de jeune qui a ouvert le film a pris sa place, et se met à mimer une partie de tennis imaginaire, à laquelle Thomas prend part. Le photographe a choisi son camp. En toute connaissance de cause, il opte pour le monde des apparences, avant de disparaître, devenant lui-même une illusion.
Couronné d’une Palme d’or en 1967, dans l’antre même d’un festival à deux facettes où l’on monte en tenue d’apparat un tapis rouge pour vanter un cinéma le plus souvent engagé, Blow Up n’a cessé de fasciner, au point d’influencer des réalisateurs comme Coppola et De Palma (respectivement avec Conversation secrète et Blow Out), et se veut encore aujourd’hui, et peut-être même plus que jamais, férocement d’actualité.
Bonne analyse du film, convaincante après les attaques de Laure Murat contre Blow up