BURNING DAYS
Critique du film
Emin Alper choisit le thriller psychologique comme cheval de Troie pour pénétrer le coeur des travers de la société turque contemporaine : corruption, impunité des élites, populisme, homophobie. Il gagne en efficacité ce qu’il perd en singularité.
Il y a un certain panache à ne pas galvauder un décor, aussi majestueux soit il. La beauté du plateau anatolien envahit l’écran dans une scène d’ouverture à couper le souffle. Plan large sur un énorme gouffre au bord duquel se tiennent deux silhouettes, miniatures perdues dans l’immensité du paysage. Les géologues nomment “dolines”, ces phénomènes d’érosion, les cinéastes des aubaines visuelles (et métaphoriques). Le chemin du film est autre, plus sinueux, plus oppressant. Mais le gouffre exposé reste dans un coin de la tête. Laissez reposer, comme disent les recettes de cuisine. Soit un homme dont la seule présence importune la petite communauté d’un village. Il faut préciser que cet homme est magistrat, plus précisément procureur, et qu’il se fait une haute idée de sa fonction.
Le film progresse comme un lent piège qui se referme autour d’Emre et d’un scénario malin. En effet ce piège va progressivement révéler, dans un double effet miroir, la nature des auteurs du guêpier et de leur proie. Le film est séquencé en quatre chapitres, un des deux motifs qui rapprochent son esthétique de celle de la série, l’autre étant l’usage de la lumière, plutôt uniforme autour des teintes ocre/orangé, souvent artificielle et plate. Le premier mouvement met en place, derrière les sourires obséquieux et les formules de bienvenue, tant répétées qu’elles en sont suspectes, la rencontre entre Emre et les autochtones. Rapidement se dessine une ligne rouge entre l’incarnation de l’ordre d’un côté et les habitudes, les traditions, de l’autre. Parmi lesquelles traditions, la chasse au sanglier dans les rues du village, prétexte à une séquence de meute annonciatrice d’une conclusion inéluctable. Le scénario, ainsi, pose ses jalons, documente une histoire d’incompatibilité.
L’embuscade intervient le soir où Emre est invité à la table du maire. Bientôt celui-ci trouve l’occasion de se dérober et laisse le champ libre à son fils pour embarquer le procureur dans une nuit de trouble. Le lendemain, Emre se réveille en apprenant le viol de la danseuse tsigane, une des dernières personnes qu’il a vue avant de sombrer dans un profond sommeil. Il s’agira alors pour lui de mettre au clair une affaire qui ébranle les édiles locaux, autant que sa propre conscience. Almer joue habilement des faux semblants pour semer la confusion dans la tête du spectateur auquel il ne concède aucune avance sur son protagoniste principal. Impossible de déterminer si les images mentales qui agitent Emre sont de véritables flash-back, de simples hypothèses ou le désir de ce qu’il voudrait que la réalité fût. Tout est menace, c’est le principe du piège parfait que d’enfoncer un peu plus sa victime au moindre de ses mouvements. Ce journaliste est-il un allié ou un manipulateur professionnel ? Les conseils de la juge sont-ils vraiment amicaux ?
On pourra reprocher au film de tirer un peu en longueur avant de lâcher son final nerveux et de retrouver, dans un parfait mouvement circulaire, son image première et le sentiment d’une agitation passagère derrière laquelle, finalement, rien n’a bougé. Car le thriller cache la face sombre d’une Turquie gangrenée par la corruption et la haine des minorités alors qu’elle est confrontée à de profondes difficultés. Ici la pénurie d’eau terrorise la population, prête à se vouer au premier faiseur de miracles. Le film montre les mouvements d’une foule grégaire qui confond solidarité et esprit de meute. Il lui suffit d’un résultat électoral pour franchir la distance qui sépare la chasse au sanglier de la chasse à l’homme.
Bande-annonce
26 avril 2023 – De Emin Alper
avec Selahattin Paşalı, Ekin Koç et Erol Babaoğlu