CAHIERS NOIRS
Critique du film
Shlomi Elkabetz dresse à sa sœur Ronit, disparue en 2016, un poignant tombeau cinématographique. Un film (deux pour les besoins de la distribution) ultra personnel, dans la lignée des trois réalisés par ce couple de cinéma pas comme les autres, à la fois exercice d’admiration et vertigineux jeu d’échos entre la vie et le cinéma, la réalité et la fiction.
Un terrain de guerre miné d’amour
Ronit Elkabetz, en quelques rôles, a durablement marqué le cinéma. Sa puissance d’incarnation, son sens de la tragédie et sa flamme ont fait d’elle une digne héritière d’Anna Magnani ou de Fanny Ardant (qui l’a dirigée dans Cendres et sang, son premier film de réalisatrice). Le sommet de sa carrière, Le Procès de Viviane Amsalem, en a aussi douloureusement sonné le glas. Ce film concluait la trilogie des aff(ai)res familiales, l’œuvre commune de Ronit et Shlomi, initiée en 2004 avec Prendre femme et poursuivi en 2018 avec Les Sept jours.
Largement inspirées de leur histoire familiale, ces fictions ont pour point commun le personnage de Viviane (Vivianne dans Les Sept jours) femme en quête d’émancipation dans une société israélienne archaïque à bien des égards. La famille est filmée comme un terrain de guerre miné d’amour. Les sentiments sont forts, mis en scène dans un mélange oxymorique de dépouillement et d’emphase. En trois films, les Elkabetz ont imposé un cinéma de tension, politique et viscéral, intime et universel, à situer quelque part entre John Cassavetes et les frères Dardenne (tiens tiens, une autre fratrie).
Six ans après la disparition de Ronit, Shlomi revient au cinéma, seul, avec un film rempli de l’absence de Ronit. Partant d’un matériel documentaire qui tient du journal en images, il a construit un récit où le fatalisme le dispute à la douleur de la solitude. Deux ans de montage (étalés sur quatre) auront été nécessaires pour tirer, des 600 heures d’images d’archives collectées sur plusieurs décennies, ce diptyque où se prolonge, dans un vertigineux jeu de faux-semblants, le travail commun du frère et de la sœur, à la fois palimpseste et mirage.
Un immense frisson
Viviane, le premier segment, est construit en quatre parties, chacune centrée sur un membre de la famille : la mère, le père, la fille et le frère (frère donc avant d’être fils). Selon le principe qui guidera tout le projet, le montage alterne des scènes de la vie familiale et des extraits de films, superposant, sans hiérarchie, la réel et le fictif, le document brut et sa projection artistique. Miriam est devenue Viviane à l’écran, incarnée par Ronit. Les trois femmes finissent par se confondre pour former une quatrième entité, à la fois archétype et puzzle. En reprenant le si beau thème musical, lyrique et intrigant, écrit par Bernard Hermann pour le Vertigo d’Alfred Hitchcock, Shlomi Elkabetz éclaire l’abîme au bord duquel l’a laissé la disparition de sa sœur. Cette première partie s’achève alors que Ronit s’éloigne inexorablement. Elle se marie puis donne naissance à des jumeaux. Shlomi est-il condamné à être spectateur/filmeur ? Poussé par quelle intuition a t-il filmé ces heures d’intimité ? Des questions qu’il balaye d’un récit prophétique, ténu mais touchant.
Avec Ronit, la seconde partie, le cahier se transforme en véritable boîte noire, creusant l’intime encore plus loin. Du tournage du Procès de Viviane Amsalem jusqu’à son succès planétaire, d’Israël jusqu’à Hollywood, en passant par Paris, le film retrace, dans un même mouvement paradoxal, l’histoire d’un succès et le combat de Ronit contre la maladie. Tous les jeux d’ombres que dessinait la première partie prennent, dans la seconde, une profondeur tragique et une intensité folle. La caméra de Shlomi, si invasive, devient soudainement le premier soutien auquel s’accroche Ronit. Un sommet de trouble est atteint lorsque les destins de Viviane et Ronit se rejoignent dans un même verdict de condamnation. C’est en effet, le jour du tournage de la scène du jugement que Ronit reçut les premiers résultats d’examens médicaux.
Le souvenir de l’émotion ressentie par l’interprétation de Ronit Elkabetz remonte à la surface dans un immense frisson qui ne nous quittera plus. Le montage, les musiques d’Hermann, à nouveau mobilisées, l’amour inconditionnel du regard de Shlomi Elkabetz, sa frontalité aussi, tous ces éléments contribuent à colorer la confusion des sentiments d’une insondable délicatesse. On songe à cette scène où la caméra suit, en très gros plan, un chemin de cheveux tombés, celui que la maladie impose.
Le quatrième film qui devait réunir Ronit et Shlomi Elkabetz était une évocation des derniers mois de la vie de Maria Callas. L’évidence faite projet. Le cinéma est rempli de films fantômes, d’images non tournées qui peuplent nos imaginaires. Cahiers noirs invente, à plusieurs reprises, des champs contrechamps qui font dialoguer, par la seule force d’évocation, l’ici et l’ailleurs, les vivants et les morts, le frère et la sœur. C’est précisément au coeur de ces espaces narratifs que le cinéma augmente la vie, s’engouffrant dans les interstices de la mémoire, comme le vent dans les voiles.
Bande-annonce
29 juin 2022 – De Shlomi Elkabetz, avec Ronit Elkabetz