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CEUX QUI TRAVAILLENT

La fiche

Réalisé par Antoine Russbach – Avec Olivier Gourmet, Adèle Bochatay, Louka Minnella – Drame – Suisse, Belgique – 25 septembre 2019 – 1h43

Cadre supérieur dans une grande compagnie de fret maritime, Frank consacre sa vie au travail. Alors qu’il doit faire face à une situation de crise à bord d’un cargo, Frank, prend – seul et dans l’urgence – une décision qui lui coûte son poste. Profondément ébranlé, trahi par un système auquel il a tout donné, le voilà contraint de remettre toute sa vie en question.

La critique du film

Premier long métrage du réalisateur suisse, Ceux qui travaillent est une chronique sociale dont l’étonnante maîtrise accompagne des questions collectives fondamentales à travers le portrait d’un anti-héros incarné par Olivier Gourmet, plus puissant et plus fragile que jamais.

Une vie à l’arrêt

Il est 5h45, le réveil de Franck Blachet sonne et le rituel de la maisonnée peut commencer. Accompagné de Mathilde, la plus jeune des cinq enfants, il fait le tour des chambres pour réveiller sans ménagement mais avec une tasse de café chaud les adolescents profondément endormis. Franck arrive le premier au travail, à l’heure où les agents d’entretien n’ont pas encore fini le leur. Premier arrivé, dernier parti, Franck vit par et pour le travail. La société de fret maritime qui l’embauche depuis une quinzaine d’années traverse une période difficile, malmenée par une concurrence agressive. Lorsqu’un problème survient à bord d’un cargo, Franck assure à distance la gestion de la situation de crise. Enjeux économiques et moraux se superposent.

Franck a décidé seul, il a assumé ses responsabilités et assuré les intérêts de la compagnie. C’est du moins ce qu’il pensait et le voilà débarqué, pire, contraint à la démission. La vie de Franck bascule dans l’inconnu vers une forme d’oisiveté à laquelle il n’a jamais été confronté. Et pourtant le rituel matinal se poursuit, réveil à 5h45, douche froide, café… Franck a en effet décidé de dissimuler la vérité à sa famille. Il balance entre la honte et la culpabilité. 

Piégé mais pas victime

Antoine Russbach filme Olivier Gourmet au plus prêt, isolé par de longues focales. C’est un homme qui vit à bout portant. Il sait pourquoi il se lève, il nourrit sa famille, il remplit sa fonction. Les partis pris de mise en scène contribuent à se prémunir de toute émotion facile. Absence de musique additionnelle, image peu contrastée, effusions rares et contenues. Le film expose sans expliquer, laisse le temps au spectateur de cheminer avec le personnage principal, de s’approprier les questions auxquelles il est confronté. Dans la famille du film social, on est plus proche des Dardenne (sentiment que la présence de Gourmet accentue) que de Ken Loach dans la manière d’entrelacer les enjeux moraux, les responsabilités individuelles et les organisations collectives. Mais à la différence des Dardenne et de nombreux films sociaux, Ceux qui travaillent s’intéresse au parcours d’un cadre supérieur, un employé qui a priori ne subit pas l’organisation mais la conduit. Franck est cependant pris au piège mais le film fait très attention à n’en pas faire une victime. Russbach dit avoir prénommé son personnage en référence à Frankenstein (le film se passe à Genève où a également été écrit le roman de Mary Shelley), petit monstre dont les valeurs se sont retournées contre lui. 

Étranger dans sa famille

Après quelques semaines, Franck, lassé de mentir, finit par expliquer la réalité de sa situation à sa femme, sans en cacher la raison. Il comprend vite que les quatre grands enfants sont également au courant, seule Mathilde est préservée. Lors d’un retour de soirée avec le second garçon, ce dernier finit par lui dire, mi hostile, mi menaçant: « on s’est habitués à avoir un père absent, on n’acceptera pas de restreindre notre train de vie ». Le cadre s’est peu à peu agrandi, la famille est maintenant incluse entière dans quelques plans larges. On ressent paradoxalement une distance entre les générations. Franck ne se reconnaît pas dans ces jeunes qui n’ont jamais manqué de rien, lui qui a été élevé dans un contexte rural où une tranche de jambon représentait un plaisir rare.

Du foyer au village mondial

Dans sa dernière partie le film opère un habile jeu de coulisse entre la vision du microcosme familial et une ouverture beaucoup plus vaste. C’est une belle germe scénaristique qui avait été plantée plus avant dans le film qui permet cet élargissement : la journée d’éveil que doit suivre Mathilde en accompagnant son père au travail. Lorsque le jour arrive, Mathilde enthousiaste, ne sait toujours pas la vérité. Franck, d’abord sonné décide ne de ne pas se dérober et emmène la fillette dans divers lieux de la filière alimentaire en lui expliquant ce qu’il faut pour qu’un poisson ou une pomme arrive dans son assiette. La relation privilégiée avec la petite dernière prend ici tout son sens. Les décors privilégient maintenant les grands espaces au milieu desquels le père et la fille apparaissent presque dérisoires. En tension permanente entre l’individuel et le collectif, le film  trouve ici un point d’orgue alors que Franck réfléchit à accepter ou refuser une proposition d’emploi et que le sentiment de culpabilité s’estompe, petite goutte de pragmatisme dans un océan d’hypocrisie.

Ceux qui travaillent est un film qui donne à réfléchir, loin du pamphlet ou de la charge. La narration et la mise en scène progressent par cercles concentriques de plus petit au plus grand, plaçant d’abord l’individu face à ses responsabilités avant de progressivement l’insérer dans un écosystème malade de son avidité. Antoine Russbach pratique un cinéma sec et subtil sans séduction artificielle, à l’image de son protagoniste dont les interrogations pourraient bien nous accompagner longtemps après la séance. Par exemple celle-ci : peut-on être vertueux dans une système qui ne l’est pas ?

Ce film s’inscrit dans un projet de trilogie. Ceux qui combattent et Ceux qui prient doivent venir compléter un panorama de la société contemporaine vu au prisme de la structure médiévale. Ils ont déjà toute notre attention.



Bande-annonce

Au cinéma le 25 septembre 2019