CIGARE AU MIEL
Paris, 1993. Selma, 17 ans, grandit au sein d’une famille berbère bourgeoise et laïque. Elle prend conscience après avoir rencontré Julien, un garçon aussi attachant que provocateur, du patriarcat familial qui l’entoure et l’empêche de s’épanouir. Tandis qu’au même moment l’islamisme radical fait rage en Algérie et que sa famille s’effondre, Selma découvre le pouvoir de son propre désir.
Critique du film
Pour ses premiers pas derrière la caméra, Kamir Aïnouz (demi-sœur de Karim, le réalisateur brésilien), après une carrière dans la finance internationale, a largement puisé dans ses souvenirs. Il en résulte un beau film qui, s’il pâtit de vouloir embrasser beaucoup de sujets à la fois, brosse avec justesse et sincérité le portrait d’une jeune femme dans un récit d’apprentissage et d’émancipation mené sans édulcorant.
Un casting solide, une direction artistique maîtrisée emmenée par la chef opératrice Jeanne Lapoirie (Huit Femmes, Michael Kohlhaas, 120 battements par minute…) voilà un premier film d’une belle ambition.
Appropriation du corps
La première partie du film confronte Selma à l’éveil du désir et de la sexualité dans un contexte doublement problématique. Surprotégée par des parents aimants mais maladroitement inquiets, elle n’a d’autre choix que de contourner les limites imposées. La cellule familiale se pense cocon, elle est parfois carcan. Le monde extérieur trouve son centre à l’école de commerce où est inscrite Selma. Outre une humiliante séance de bizutage, elle doit se conformer au discours censément libéré – et bêtement vulgaire – des garçons si elle veut gagner l’appartenance au groupe. Obsédante devient la question de la virginité. Quasiment reliée à l’honneur de la famille pour la mère, elle devient une interrogation pour Julien, le petit copain impatient. Selma décide de régler l’affaire seule, aidée d’un concombre. Une scène d’une grande violence filmée sobrement. Selma par ce geste fort, se libère d’une oppression sociale et décide de prendre le contrôle de son propre corps.
Le piège
Les parents de Selma veulent le meilleur pour leur fille. Le moindre retard sur les permissions de sortie provoque des colères homériques (et théâtrales) chez le père. La mère, plus oblique, alterne sévérité et conciliation. Tous deux rêvent d’un beau mariage et saisissent l’occasion de faire se rencontrer Selma et Luka, fils d’un ami banquier, lui-même dans la finance. Pour les satisfaire, Selma accepte un premier rendez-vous, afin de décrocher un stage, puis un dîner. La parenthèse ouverte par opportunisme se referme dans la chambre glaciale d’un hôtel de luxe où Luka viole Selma. Au traumatisme s’ajoute la mortification de devoir, en rentrant, jouer la comédie auprès des parents avec qui elle ne peut partager l’outrage. La scène est d’autant plus cruelle que ce sont eux qui ont créé, sans le vouloir, les conditions du crime.
De l’autre côté de l’amer
Ce qui ne tue pas rend plus fort. Selma fait sien le dicton populaire. Lors d’un nouveau dîner elle surprend tout le monde en dénonçant les hypocrisies des « adultes ».
Le film, à ce moment, prend un virage négocié un peu brutalement. La guerre civile fait rage en Algérie. La mère de Selma décide de reprendre son activité professionnelle, elle est médecin, et d’ouvrir un cabinet à Alger avant tout pour soigner les femmes que ses confrères masculins refusent de prendre en charge. C’est l’occasion pour Selma de retourner sur la terre de ses ancêtres. Au contact de sa grand-mère, Selma reconstruit l’histoire familiale, apprend que sa mère a sacrifié sa carrière pour l’élever. Tout un faisceau de fils narratifs se noue autour de sa personne dessinant les contours d’un patriarcat qui enferme les hommes dans des comportements toxiques. Selma prend conscience de l’oppression systémique dont sont victimes les femmes et de combien il faut (faudra) être forte pour s’en extraire. Par ailleurs, le film trouve en Kabylie une lumière qui illumine d’une clarté nouvelle le visage de Selma.
C’est Zoé Adjani qui joue Selma. Son jeu naturel fait mouche mais surtout la comédienne réussit parfaitement à composer des représentations variées de son personnage caméléon. A ses côtés, Amira Casar, la mère, nous rappelle quelle formidable actrice elle est, toujours en équilibre entre la comédie et la tragédie.
Kamir Aïnouz appartient à cette génération de nouvelles réalisatrices dont les œuvres composent un important corpus de voix et de regards qui se réapproprient, de part et d’autre de la Méditerranée, une histoire de l’émancipation féminine. Elle rejoint entre autres, Danielle Arbid (Peur de rien, Passion simple), Mounia Meddour (Papicha), Maryam Touzani (Adam) et il faudra très bientôt compter avec Anna Cazenave Cambet (De l’or pour les chiens).
Cigare au miel n’est sans doute pas le film le plus fort de cette belle famille mais il ajoute un témoignage sincère en donnant vie à un personnage attachant.
Bande-annonce
6 octobre 2021 – De Kamir Aïnouz, avec Zoé Adjani-Vallat, Amira Casar et Lyes Salem.