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CLÉO DE 5 À 7

Cléo, belle et chanteuse, attend les résultats d’une analyse médicale. De la superstition à la peur, de la rue de Rivoli au Café de Dôme, de la coquetterie à l’angoisse, de chez elle au Parc Montsouris, Cléo vit quatre-vingt-dix minutes particulières. Son amant, son musicien, une amie puis un soldat lui ouvrent les yeux sur le monde.

Je sais. Trois pour le passé, trois pour le présent, trois pour l’avenir.”

La première ligne de Cléo, jeune chanteuse incarnée par Corinne Marchand, révèle presque solennellement, par la contre-plongée totale qui accompagne ses premiers mots hors-champ, ce qu’il va suivre. Hantée de 5 à 7, ou presque, Cléo déambule dans Paris et impose son rythme aux spectateurs, comme Agnès Varda fait correspondre cette durée narrative à la durée du film, ou presque. Sa course contre le temps est une course contre la maladie : vers 19h, elle saura si elle est malade d’un cancer ou non. Le compte à rebours s’enclenche après la première et unique scène en couleurs et le retour au noir et blanc. Que cela soit les talons de la jeune femme sur les escaliers qu’elle ne peut que descendre, encore et encore, ou les apparences des horloges en arrière-plan, sorte d’easter egg, le film construit une tension tout en subtilité. Tic-Tac, chapitre I, Tic-Tac, chapitre II, etc. Jusqu’au chapitre XIII (un mercredi 21 Juin!), le dernier : la sentence tombe de la bouche du médecin, il s’éloigne dans sa décapotable, Cléo sait à présent ce que le futur lui réserve.

Le second long-métrage d’Agnès Varda, sorti en 1962, s’inscrit dans un tournant du cinéma français : la Nouvelle-Vague. C’est elle qui l’instaure, et en délimite les codes esthétiques avec La Pointe Courte, première oeuvre cinématographique de l’artiste en 1955. Ce mouvement, comme ces films, a fait couler de l’encre. Beaucoup d’encre. Parfois trop d’encre. Ou dans le cas des femmes de cette époque, peu d’encre : avant les Cahiers du Cinéma et Pierre Billard, il y a eu L’Express et Françoise Giroud. Avant Chabrol, Truffaut et Godard, Varda.

Qu’écrire (cette fois à l’aide d’un clavier) sur Cléo, alias de Florence Victoire dont le nom n’est pas aussi tragiquement ironique qu’il n’y paraît, presque soixante ans après?

Le film continue de capturer l’éphémérité que sont deux heures d’une vie à travers son découpage, rappelant l’inexorabilité du temps qui passe, entièrement tourné vers la fin de journée. Cette organisation quasi mathématique, par le rapport avec la durée film/narration, est contrastée par la fluidité des mouvements, d’une caméra portée à la main suivant les déambulations de Cléo dans Paris. La voilà figure du spleen romantique ! Si seulement l’art pouvait la sauver : incapable de chanter son nouveau morceau, Cléo s’emporte, s’énerve, et quitte le studio embrassant le contraste du film, et se revêtant de noir après le blanc. La regarder en cette année 2020, c’est aussi ressentir toute la force de ce terrible temps. La protagoniste vient d’une autre époque, aux manières affectées, et va y rester. L’art de Varda, lui, continuera jusqu’à peu, et c’est aussi son spectre qui hante le film. Lorsque Cléo se regarde, il est impossible de ne pas penser à la réalisatrice, se regardant dans Varda par Agnès à travers toute son oeuvre. “Sans toi” pleure Cléo en pensant à son destin, sans sa beauté, sans sa jeunesse, sans ses amours, sans rien, sauf la mort, mais aussi, sans sa créatrice.

Cléo n’est pas, pas plus qu’elle ne sera : elle ne possède ni son présent, ni son futur, et son passé est déjà envolé, inaccessible aux spectateurs. Elle incarne. La beauté éphémère, memento mori, Flore(nce) a déjà déclos sa robe blanche au soleil, que va-t-il donc lui rester si le cancer lui enlève ses beaux traits? La situation politique de la France des années soixante, alors engagée dans deux guerres, dont l’une s’achèvera l’année de la sortie en salle du film, avec l’indépendance de la nation algérienne. L’indifférence de la population aux souffrances de celle-ci, Cléo flâne, se regarde dans des vitrines de magasins, pendant que la France s’accroche à son passé impérialiste. Il faut se pencher et se concentrer, devenir détectives, pour entendre les conversations d’autres personnages, au détour d’un café, ou Europe 1 par la radio d’un taxi pour se rappeler ce qu’il se passe au même moment.

La peur viscérale de Cléo est aussi celle du soldat qu’elle rencontre au parc et qui va partir pour l’Algérie. Elle est peut-être une piètre chanteuse, mais quelle philosophe existentialiste ! Son angoisse de la mort est celle du néant, l’absurde règne, l’isole des autres, personne ne peut la comprendre, à part elle-même : entre 5 et 7, Cléo se fait maîtresse de sa propre condition, elle n’a plus peur au moment d’apprendre la vérité, elle a compris ce que signifie être libre. En ville, dans Paris, peinture de celle-ci, autant que de Cléo. Une liberté féminine, bien sûr. Aucune de ces lectures n’est complète sans s’interroger sur le regard : Cléo est regardée, elle est l’objet du male gaze, sa démonstration, son incarnation. Sa valeur est son visage, d’où son obsession des miroirs qui finiront par lui révéler autant son être que son paraître. Sa réappropriation de cette sexualisation, et ce gros plan final sur son visage, et celui d’Antoine, se regardant. Comme si elle ne pouvait pas totalement se détacher de ce regard qu’elle a intériorisé. N’était-elle pas plus elle-même lorsqu’elle chantonne et esquisse quelques pas de danse, seule, dans sa tenue de deuil, sans un jugement masculin à l’horizon?

Là réside peut-être tout le problème de Cléo, elle se perd dans les interprétations des autres, personnages, spectatrices et spectateurs, cinéphiles, critiques, professeur-es. Fragmentée comme l’un des miroirs dans lequel elle s’observe, elle est accusée de narcissisme. Mais ne sommes-nous pas plus coupables qu’elle, en la prenant comme un reflet dans le noir d’une salle ? Il est peut-être temps de laisser Cléo être, entre 5 et 7, le temps d’une séance.


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