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CONTE D’ÉTÉ

Un jeune homme qui attend son amie pendant des vacances d’été à Dinard fait la connaissance de deux autres jeunes filles. Entre les trois, le coeur de Gaspard balance-t-il vraiment ?

Critique du film

Cinéaste de l’espace et des villes, Éric Rohmer avait le goût d’écrire des fictions chevillées au lieu où elles se déroulent, car, de fait, nous ne vivons pas les mêmes choses lorsqu’on passe une soirée à Clermont-Ferrand (Ma Nuit chez Maud), lorsqu’on travaille dans le vieux Mans (Le Beau Mariage) ou lorsqu’on habite en banlieue, loin des activités et de la vie nocturne (Les Nuits de Pleine Lune). Les Contes des Quatre saisons, cycle de films entamé au début des années 1990, a permis au cinéaste de raccorder plus nettement son souci de l’espace à celui du temps, non seulement du temps qu’il fait en été ou en hiver – et la manière dont cela influence notre rythme de vie –, mais également le temps de la rencontre, celui de la réflexion et enfin du sentiment. C’est ainsi que Rohmer, pour le bien nommé Conte d’été, s’est retrouvé à mettre en scène des personnages moins âgés qu’à l’accoutumée, des jeunes adultes passant la période estivale sur les plages de Dinard et ses environs. Une façon de revenir au sujet des vacances, récurrent dans sa filmographie, dont la légèreté apparente se révèle toutefois trompeuse.

Les premières minutes, silencieuses, voient Gaspard (Melvil Poupaud) arriver dans la ville, rejoindre le logement prêté par ami pour quelques jours, ranger ses affaires puis sortir pour se promener le long de la mer, pour finalement prendre une glace sur une terrasse le soir. Le personnage est, comme le spectateur, dans une forme d’attente de quelque chose, d’un événement qui pourrait se produire et dessiner les contours d’un récit qui demeurent encore flous. Cette séquence témoigne de l’intérêt d’Éric Rohmer pour la question du hasard, mais aussi sa profonde compréhension de ce qui fonde les vacances : cette période de l’année où nous avons soudainement du temps libre plein les mains, où les moments clés d’une journée sont beaucoup plus espacés que d’ordinaire, où le champ des possibles s’élargit sans qu’il y a nécessairement besoin de lui donner une direction précise. L’expérience de Gaspard est pleine d’incertitudes, mais sans souci apparent. Il découvre Dinard en flâneur, à un rythme qui lui appartient, et la journée se termine sur cette même note prolongée. La notion de tempo personnel, de rythme de vie qui est mise en avant dans cette introduction contraste avec la suite du film : l’ouverture de l’œuvre se distingue par l’absence d’événements, de dialogues, par un « vide » qui s’oppose au « plein » du reste de l’intrigue, composé de longs échanges sur la vie et les relations humaines qui mettront à mal les certitudes de Gaspard.

L’événement perturbateur est bien évidemment une rencontre, celle avec Margot (Amanda Langlet), serveuse dans une crêperie locale et étudiante en ethnologie. C’est lorsqu’elle salue Gaspard sur la plage que la part presque documentaire du film, celle où les vacanciers étonnés regardent la caméra, voit naître en son sein une fiction, introduite par le phrasé soutenu des dialogues de Rohmer, et la façon particulière dont il fait jouer les interprètes, à la virgule près. À ce moment, la dynamique du film change, à la fois parce que le temps libre ne s’envisage pas de la même manière seul et à deux, et aussi parce que les personnages décident de parcourir ensemble les différents chemins de promeneurs qui longent la côte. Les déplacements du jeune homme dans l’espace ont désormais un but donné, tandis que son expérience du temps devient une expérience d’échange et d’expression de soi. Gaspard et Margot discutent ainsi de plus en plus librement de leurs propres envies et comportements sur le plan affectif, et c’est dans ce cadre spatio-temporel répété – les deux protagonistes se retrouveront plusieurs fois pour une randonnée, en prenant à chaque fois comme point de départ la plage de Dinard – qu’intervient la variation et la nuance des opinions exprimées.

Au fil de l’intrigue, ces longs discours conduisent les deux jeunes gens à une introspection personnelle, mi-sérieuse mi-amusée. En cela, le long-métrage embrasse pleinement la dimension philosophique inhérente au conte, en réfléchissant aux mœurs et aux actions de ses personnages, tout en refusant de les enfermer dans un archétype et de produire une réflexion toute construite. Leur analyse de leurs situations respectives – et l’émergence progressive de la question du choix – ne se fait que sur l’appui concret des situations présentées dans le film, au gré des rencontres, sorties et situations typiques des vacances, et ne cherche pas à être définitives. Rohmer s’attache à représenter une pensée en mouvement, qui se construit, se nuance ou se contredit, et celle-ci se fonde moins sur des faits rhétoriques ou philosophiques que sur le caractère des personnages et la spontanéité avec laquelle ils discutent. C’est là le point d’ancrage du spectateur, qui peut autant s’imprégner de l’universalité des sentiments présentés que prendre distance vis-à-vis d’eux, en voyant comment ils s’expriment spécifiquement pour ce type de personnalités.

Le film, en effet, ne renie pas un certain humour au sujet de ce que les personnages ne voient pas d’eux-mêmes et de l’autre. Cela se joue, par exemple, dans les petits sourires de Margot qui indiquent que Gaspard l’a peut-être catégorisée trop vite comme amie, ou bien dans la façon du jeune homme de justifier une chose et son contraire juste après, dans une logique qu’il est le seul à partager. Si les sujets abordés sont sérieux pour les protagonistes, le long-métrage ne se laisse pas aller à la saturation et ménage beaucoup de respirations : dans la simplicité de son dispositif de prise de vue, dédié à une mise en rapport des deux interlocuteurs au sein de l’image et à un respect scrupuleux de la cohérence géographique des espaces traversés, comme dans le hasard de l’été, où parfois les rendez-vous sont manqués. L’ambition de tisser une réflexion philosophique reste manifeste, mais le rythme des dialogues, la scénographie et le montage permettent au film de plier et déplier son propos sans efforts apparent, de composer sa petite musique estivale.

Si le climat du récit s’aggrave peu à peu, c’est plutôt dans la façon dont Gaspard se met lui-même dos au mur. Il révèle assez vite à Margot la raison de sa présence à Dinard : il attend en réalité le retour de sa petite amie Léna (Aurélia Nolin), qui devait arriver quelques jours auparavant et ne donne aucune nouvelle. Dans l’intervalle, il rencontre également Solène (Gwenaëlle Simon), une jeune fille du pays qui séduit facilement les garçons. Envisager de fréquenter l’une ou attendre fébrilement l’autre apparaît comme autant d’embranchements possibles d’une même histoire, mais Gaspard ne se résout pas à s’engager dans une voie, par honnêteté pour ses propres sentiments comme il le défend, par peur de se fermer les autres chemins possibles en réalité. « Choisir, c’est renoncer » : face à ce dilemme, Rohmer trace le portrait d’un jeune homme à l’indécision maladive, qui le pousse conjecturer plus que de raison sur toutes les situations possibles jusqu’à ce que l’imprévu se retourne contre lui. Avec une petite pointe dramatique, le cinéaste met un personnage en pleine recherche intérieure qui passe à côté de la vie qui se déroule devant lui, et qui érafle les sentiments des autres au passage.

Conte d'été

Le parallèle entre les trois filles rencontrées révèle le problème de tempo de Gaspard, jamais réellement en phase avec son interlocutrice. Avec Margot, les choses évoluent trop tôt, il lui confie des impressions intimes et lui parle de ses rencontres avant de percevoir qu’un autre type de relation est possible avec elle. Cela la place dans une position d’amie-amoureuse, dont elle s’amuse à quelques reprises. Avec Solène, les choses vont trop vite, puisqu’elle a une personnalité flamboyante et n’aime pas tergiverser. Elle s’engage totalement dans ses relations amoureuses, sans arrière pensée, et demande la même chose en retour. Avec Léna enfin, les choses arrivent trop tard : l’attente de Gaspard s’est prolongée plus que de raison et il cherche à se rapprocher d’elle a un moment où elle semble en détresse et a besoin d’espace. Leur communication est difficile, et une forme de rancœur semble prendre racine dans des événements antérieurs au film. Le film navigue ainsi subtilement entre les différents états des personnages, le mélange d’idéalisme, de lucidité et de naïveté du héros se heurtant à la volonté et au caractère des trois femmes.

Le projet d’un voyage à deux à l’île d’Ouessant, au premier abord idyllique, est le point culminant de ce méli-mélo : discuté, proposé maladroitement aux trois femmes pour des raisons et à des moments différents, il devient un fardeau auquel s’ajoutent des contraintes matérielles et des négociations sur la longueur du séjour. Rohmer trouve ici le point le plus amer des vacances, la lassitude, le dégoût, le ras-le-bol d’un événement repoussé, mal organisé qui, l’air de rien, nuance grandement les balades solaires dans les environs de Dinard. L’aspect de plus en plus emberlificoté du récit, ce « plein » qui ne cesse d’enfler à cause de l’impossibilité de Gaspard de trancher – et, en creux, de se mettre en danger – trouve une solution dans le sujet même du film : la légèreté des vacances, période à laquelle il est possible de mettre fin à tout moment. La fermeture de la parenthèse, souvent vécue avec un pincement au cœur, devient ici une délivrance, la possibilité pour Gaspard de se dérober de la question du choix en sortant du cadre qui en pose les conditions.

Ce qui singularise pleinement Éric Rohmer parmi tous les autres cinéastes se retrouve pleinement ici, dans ce conte d’apparence anodine qui touche à l’universel et à l’intime, qui déroule un regard lucide et aimant sur la jeunesse. Les personnages traversent ces quelques jours d’été en restant fidèles à eux-mêmes : la portée philosophique du film n’est pas dans leur apprentissage ni dans les conclusions tirées à l’issue du récit, mais dans la façon dont leur fonctionnement intérieur est mis en évidence au cours du récit. L’apprentissage, du spectateur cette fois-ci, peut ainsi se faire pas à pas et se compléter à chaque visionnage, en redécouvrant des nuances dans les mots ou les gestes, en appréhendant peut-être différemment les intentions de chacun également. Cette aventure bretonne s’apprécie ainsi comme les autres histoires sentimentales de Rohmer, sur le modèle d’une partie de dés qui donnerait toujours le même résultat : l’issue n’a pas vraiment d’importance, c’est le frisson du hasard et des possibles qui l’emporte.


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