DANIEL
Au milieu des années 50, Rochelle et Paul, communistes américains, ont été accusés d’espionnage au profit de l’URSS. Quinze ans plus tard, leur fille Susan devient militante politique. Son frère Daniel cherche à oublier. Mais, suite à un événement tragique, il doit se replonger dans l’histoire familiale…
Critique du film
Dans la longue et passionnante filmographie de Sidney Lumet, se cachent, à l’ombre des phares que sont Douze hommes en colère, Serpico, Un après-midi de chien ou encore Network, des films moins connus que le temps contribue peu à peu à remettre en lumière. Citons parmi ceux-ci, Le Prêteur sur gage, Equus ou À bout de course dont Daniel est une sorte de jumeau sombre. Inspiré de la vie de Julius et Ethel Rosenberg, couple de communistes arrêtés pour espionnage au profit de l’URSS et exécutés en 1953, Daniel se penche plus particulièrement sur le poids de l’histoire et la manière dont l’héritage moral légué par les parents peut écraser leurs enfants. Lumet orchestre un étourdissant puzzle temporel qui plonge Daniel dans une douloureuse enquête intérieure, chemin indispensable pour se libérer des chaînes du passé.
La mort en héritage
Ce pourrait être un repas de famille traditionnel, où les enfants jouent à exacerber leurs antagonismes pour donner un peu de relief à un dimanche qui ressemble comme deux gouttes d’eau au précédent. La séquence nous apprend à la fois beaucoup et peu de choses. Sidney Lumet choisit une ouverture en trompe-l’oeil. Nous entrons dans le film comme si l’on ouvrait un livre par le milieu. Daniel et sa sœur Susan s’affrontent violemment. Elle semble fragile et exaltée, il apparaît froid et cynique. Tout semble les opposer, à commencer par la manière qu’ils ont de se débrouiller avec un lourd héritage moral. Autour de la table, les parents (adoptants, on le comprend vite) et la femme de Daniel, sont des vecteurs d’amour relégués au rang de spectateurs. Une force s’interpose : obscure, profonde et puissante. Dans un jeu de va et vient entre passé et présent, c’est cette force que le film explore, dessinant tout à la fois un portrait contrasté de l’Amérique, pays de liberté et de violence et une archéologie intime.
Daniel est bouleversé lorsque Susan s’enfonce dans une profonde dépression. Il comprend alors qu’il doit affronter les fantômes du passé pour se libérer d’un poids qu’il croyait avoir mis sous cloche. D’emblée, Daniel n’apparaît pas sous ses atours les plus sympathiques. Chez Lumet, rien n’est jamais établi entre le bien et le mal. Le cinéaste des zones grises trouve ici un anti-héros à sa mesure, maillon d’une histoire exaltante et tragique. Daniel est aussi sombre que À bout de course sera, cinq ans plus tard, solaire. Daniel (Timothy Hutton, tout en rugosité blessée) et Danny (l’hyper charismatique River Phoenix) partagent le destin des enfants qui paient le prix des passions et des engagements de leurs parents. Les deux films s’inspirent d’une histoire vraie mais divergent radicalement dans leur ton. On retient d’ À bout de course une idée du bonheur rendu encore plus intense par l’épée de Damoclès sous laquelle il se déploie, là où Daniel laisse tout à la fois un sentiment de désordre et un goût d’amertume.
Volts et révolte
Si le film pointe du doigt les conséquences de leur engagement, il ne remet pas en cause la quête d’absolue qui habite Paul et Rochelle, convaincus par l’idéal communiste. De même que le film condamne sans appel la peine de mort. D’abord en insérant des petites séquences où Daniel, face caméra, décrit l’évolution à travers les siècles des différents systèmes de mise à mort. Un fil rouge qui raconte une histoire confondue de la justice et de la torture. Puis en filmant frontalement l’exécution de Paul et Rochelle sur la chaise électrique, scène d’autant plus forte que le rituel dans son redoublement laisse apparaître à la fois son immuable froideur et son inhumaine imperfection.
Daniel est le dépositaire de cet impossible combinaison d’idéal et de violence. Les séquences en flash-back les montrent, lui et sa sœur, tantôt instrumentalisés par la foule qui les porte, telles des rock stars, jusqu’à la scène d’un meeting organisé pour réclamer la libération de leurs parents, tantôt livrés à la détresse des orphelins, trimballés de pension/prison en famille d’accueil/d’écueil. Comment vivre en paix avec ces bagages ? Susan ne sait pas, Daniel s’accroche, à sa colère, à son fils, à la vérité aussi.
Le style de Sidney Lumet, c’est de ne pas en avoir. Ou plutôt, d’en concevoir un, propre à chaque film, adapté à l’histoire qu’il veut raconter. Pour Daniel, toute la difficulté était de combiner les temporalités sans perdre le spectateur. Avec le chef opérateur Andrzej Bartkowiak (9 collaborations au compteur), ils ont imaginé un système de filtres qui permette facilement de distinguer les images du passé, teintées d’une lueur ambrée, de celles du présent, bleutées, plus froides. À mesure que le film avance, les filtres sont atténués jusqu’à disparaître lors d’une scène clé, celle des retrouvailles éphémères entre parents et enfants, au parloir. L’image retrouve alors son naturel. L’autre particularité stylistique du film réside dans la musique. C’est l’unique fois de toute sa carrière que Lumet emploie des musiques préexistantes, en l’occurrence les chansons de Paul Robeson dont la belle voix de basse accompagnent des moments à forte valeur émotionnelle (la fugue de Daniel et Susan, Daniel découvrant sa sœur prostrée et condamnée…). Robeson, sympathisant communiste, a été une figure de la lutte pour les droits civiques des afro-américains, sa « présence » contribue au portrait du pays que dessine Lumet en filigrane.
Daniel est à nouveau en salle, 40 ans après sa première sortie, l’occasion de se plonger dans un film où les thématiques chères à Sidney Lumet – la liberté, la justice, la transmission, la folie – sont développées sans discours, toute complexité trouvant des résonances à l’échelle individuelle comme collective. L’ampleur de la fresque, la justesse du portrait.