DE NOS FRÈRES BLESSÉS
Alger, 1956. Fernand Iveton, 30 ans, ouvrier indépendantiste et idéaliste, est arrêté pour avoir déposé une bombe dans un local désaffecté de son usine. Il n’a tué ni blessé personne, mais risque pourtant la peine capitale. La vie d’Hélène, devenue la femme d’un « traître », bascule. Elle refuse d’abandonner Fernand à son sort. Adapté d’une histoire vraie, le film est une plongée à rebours au coeur de leurs souvenirs, une histoire d’amour et d’engagement brisée par la raison d’Etat.
Critique du film
A l’origine du deuxième long-métrage d’Hélier Cisterne se trouve le roman de Joseph Andras, De nos frères blessés, phénomène littéraire à part entière qui plonge dans un des épisodes historiques récents les plus troubles de l’histoire de France, ce qu’on a mis des années à appeler la guerre d’Algérie. Au contraire de pays comme les Etats-Unis, la France a toujours été frileuse pour représenter ses troubles intestins, et c’est ainsi que peu de films ont été produits sur un sujet qui est resté presque tabou pendant de longues années.
On peut noter que des auteurs comme René Vautier (Avoir 20 ans dans les Aurès) ou Marceline Loridan-Ivens (Algérie année zéro, co-réalisé avec Jean-Pierre Sergent), ont vu leurs œuvres interdites car il n’était pas question alors de remettre en cause la vision de la France au moment où se produisait les faits. Chroniques des années de braise de Mohamed Lakhdar-Hamida est sans doute le film qui a eu le plus grand retentissement autour de cette thématique, retraçant trente ans de luttes et de combats au sein de ce territoire considéré comme un département français. Cette histoire reste à ce jour le seul film algérien palme d’or (en 1975) du festival de Cannes.
Il y a donc un sentiment encore brûlant à évoquer la situation algérienne jusqu’à l’indépendance de 1962, et le texte d’Andras fut une opportunité pour étudier de nouveaux ces événements sur grand écran. Fernand Ivetot est un jeune homme, de ces européens qui ne supportent plus les injustices qui touchent leurs frères dit « indigènes ». Sa rencontre avec Hélène, sublime et omniprésente Vicky Krieps, problématise extrêmement bien les contradictions de cette séquence historique.
Ivetot est communiste, tout comme son père et la majorité de sa famille, Hélène est polonaise, immigrante ayant fui le rideau de fer et la rigueur du monde soviétique. Leur première discussion révèle les incompréhensions qui peuvent régner dans les années 1950, qu’on soit d’un coté ou de l’autre de la Méditerranée. L’émancipation des deux amants semble emprunter des chemins opposés, l’idéologie communiste étant le refouloir de celle qui a connu la Pologne soviétique, tandis que pour l’autre c’est le seul camp où l’on se préoccupe des populations traitées comme des moins que rien.
Ces ignorances et contradictions reflètent bien la complexité de ce qu’il se passe dans ces sociétés post-deuxième Guerre mondiale. Tout semble précaire, et pour commencer les lignes de force entre les croyances et appartenances politiques, et la dure réalité des faits. Ce tableau dressé en quelques lignes de dialogues est à ce titre brillant, car il expose aussi la naissance d’une histoire d’amour qui elle aussi se trouve fracturée par la difficulté d’aimer et de rester fidèle à son identité. Vicky Krieps fait face à un Vincent Lacoste qui semble muer à chaque film en acteur plus mature, éloigné de ses rôles d’éternel adolescent bohème, pour incarner cet anonyme que l’Histoire ne retient pas particulièrement, qui devient victime expiatoire d’un système politique mourant, celui de la Quatrième République.
En sous-texte, De nos frères blessés est une charge acerbe contre ce pouvoir politique français jacobin, qui avait encore le droit de décider de la mort de ses citoyens, avec la guillotine comme arme funeste. François Mitterrand, celui qui reste dans les livres d’histoire comme le pourfendeur de cette peine de mort avec Robert Badinter en 1981, est replacé dans son rôle de ministre de l’Intérieur, garde des Sceaux, qui envoya à la mort des dizaines d’hommes et de femmes.
Cette violence légale des pouvoirs publics résonne avec beaucoup de force, et la mise en scène d’Hélier Cisterne, qui adapte Andras avec Katell Quillévéré, s’emballe dans un final somptueux. S’il est un homme comme un autre dont aucune place ne porte le nom, Fernand Ivetot reste fidèle à qui il dit être, un algérien. Cette scène de prison où ces hommes, mais aussi ces femmes, chantent ensemble pour leur pays qui n’existe pas encore officiellement, est un immense tour de force qui ne laisse pas indifférent. Ce magnifique moment est le seul point du film où ce simple ouvrier, qui n’avait ni tué ni blessé quiconque, dépasse sa condition pour devenir plus grand dans la communion des chants, dans l’espoir d’une Algérie libre et souveraine.
Bande-annonce
23 mars 2022 – D’Hélier Cisterne, Avec Vincent Lacoste, Vicky Krieps et Meriem Medjkane