DELICATESSEN
Dans un monde post-apocalyptique où le rationnement alimentaire fait loi, au sein d’un immeuble à moitié en ruines dans une ville déserte, un ancien clown répond à une annonce pour un petit appartement. Problème : le propriétaire a une certaine tendance à découper les nouveaux venus en petites pièces bouchères…
Orange is the new black
1991. Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet sont encore très loin de l’aura d’aujourd’hui. Se faisant les dents en animation, publicités et sur quelques courts-métrages, ils ont en stock depuis plusieurs années déjà un script audacieux à l’atmosphère unique dans le paysage audiovisuel français. Inspirés par la technique américaine mais profondément marqués par la culture française, Caro et Jeunet veulent se lancer à grand appétit dans leur premier long-métrage. Problème : La Cité Des Enfants Perdus coûte beaucoup trop cher à produire. Après un an à chercher désespérément un apport financier, UGC convient d’un premier essai : Delicatessen.
La lumière à tous les étages
Pour un « essai », le coup est parfait. Nous voilà dans un quasi-huis clos, enfermés dans un immeuble tremblant. La temporalité n’est jamais précisée. 75 ans dans le passé, 150 ans dans un futur apocalyptique et presque steampunk : peu importe. À chaque étage, comme rescapée d’un extérieur en ruines où le brouillard ne cache pas grand chose si ce n’est vide et désolation, c’est un petit bout de société qui est représentée. Fabricants de boîte à meuh, les frères Kube (Jacques Mathou et Rufus) côtoient la famille Tapioca, prolétaires prompts à la révolution tant qu’elle remplit leur assiette. Pas loin, la plantureuse Mademoiselle Plusse (Karin Viard) fait ses affaires en rythme quand l’épouse bourgeoise Interligator (Silvie Laguna) essaie mille stratagèmes foireux pour se suicider. Le tout sans compter le vieux du deuxième (Howard Vernon), son appartement inondé, ses crapauds et ses escargots…
Au rez-de-chaussée, le boucher (Jean-Claude Dreyfus) fait office de propriétaire et de tyran. En découpant les pauvres locataires qui ont le malheur de passer par là, en servant leur viande à un immeuble bien résigné mais finalement assez pervers pour s’inventer des excuses à cette consommation cannibale, il se distancie de sa fille Julie – myope, magistrale et magnifique Marie-Laure Dougnac habitant à l’étage le plus haut. Manque de pot pour son père, elle va tomber amoureuse du petit nouveau, Louison (Dominique Pinon dans un de ses plus beaux rôles), ancien clown tendre et nouvelle victime potentielle. Un casting de gueules, donc, filmés en focale courte pour accentuer leurs traits, leurs obsessions égoïstes ou au contraire, dans le cas de Louison et Julie, leur bonté touchante.
Ton sur ton
En replaçant la sortie de Delicatessen dans son contexte temporel, celle-ci a bénéficié d’un sacré effet de surprise. En cause, la fusion de deux éléments : un univers loufoque et une image travaillée. Pour commencer par cette dernière, le crédit en est pour beaucoup à rendre à Darius Khondji. Pour un de ses premiers long-métrages, le Franco-Iranien, qui fera ensuite sa carrière sur le Se7en de David Fincher, Evita d’Alan Parker et qui sera aux manettes du prochain James Gray, The Lost City Of Z, parvient à catalyser les délires narratifs de Jeunet et Caro. Glue entre le scénario et sa mise en scène, il y apporte une touche d’authenticité parmi tout le décorum bizarroïde présenté par les deux metteurs en scène. La force du film tient en partie dans ce mélange parfait entre innovation technique et système D, l’un renforçant l’autre dans une valse de créativité.
À l’image, impossible de parler de Delicatessen sans en évoquer le jeu de couleur quasi-monochromatique entre l’orange et le vert. Une ambiance de tons que réutilisera Jeunet avec plus ou moins de force dans quasiment l’ensemble de sa filmographie. On retrouve d’ailleurs dans le long-métrage une série de procédés typiques du cinéaste, des plans au niveau des pieds aux plongées délirantes par-dessus les cadres de porte. Un mélange parfait avec de petits effets visuels incrustés en vidéo et des trouvailles dans l’ingénierie son. Des petites touches qui ne semblent rien à l’heure du numérique, mais qui demandent alors une dose d’ingéniosité remarquable – surtout ramenées à un budget réduit à peau de chagrin.
Monstre et scie
Film complet, Delicatessen ne se résume pas qu’à la beauté de ses images ni à l’ingéniosité de ses astuces. Elles se fondent, malgré l’apparente épouvante-horreur du synopsis, dans des scènes de poésie et de comédie. L’humour noir de certains dialogues, des répliques désabusées de Ticky Holgado aux froides joutes verbales des frères Kube, ne sont pas les seules sources de grincement pour le spectateur. Directement inspirés par Buster Keaton, Laurel & Hardy et consorts, Caro et Jeunet n’oublient pas de faire de leur long-métrage un cinéma de toutes les facettes. Les séquences musicales marient montage visuel et sonore dans un travail d’orfèvre. La poésie n’a besoin que de peu de mots pour s’exprimer, préférant la précision des mouvements de ses personnages. L’amour de Jeunet pour les astuces et les mécaniques, bien ou mal huilées, se retranscrit avec bonheur dans des instants qui rappellent les émerveillements de l’enfance.
En bon mélange des genres, Delicatessen transforme au fil de son déroulement les facéties du besoin en rage meurtrière. Là encore, Caro et Jeunet n’oublient jamais leur fil directeur, et c’est avec bonheur que les gags d’ouverture se transforment peu à peu en pay-offs assassins. Alors que la faim, obsession continuelle et télévisuelle, révèle la vraie nature de chacun, l’immeuble s’effondre petit à petit sur lui-même à mesure que les pulsions le rongent. Jusqu’à un déluge quasi-Biblique, où les fous sont balayés par l’eau. Le ciel s’ouvre enfin, les couleurs se font moins tranchantes, la musique n’est plus rythmée par le ressort d’un lit ou la poussière d’un tapis, mais par les bulles de savon des enfants. Difficilement comparable à d’autres oeuvres tant les deux metteurs en scène ont souhaité faire de leur premier film un objet à part, à la fois original et foncièrement attaché à leur vision du cinéma, Delicatessen est un morceau de choix qu’on dévore sans aucun remords.