DIRTY GOD
La Bobinette flingueuse est un cycle cinématographique ayant pour réflexion le féminisme, sous forme thématique, par le prisme du 7e art. À travers des œuvres réalisées par des femmes ou portant à l’écran des personnages féminins, la Bobinette flingueuse entend flinguer la loi de Moff et ses clichés, exploser le plafond de verre du grand écran et explorer les différentes notions de la féminité. À ce titre, et ne se refusant rien, la Bobinette flingueuse abordera à l’occasion la notion de genre afin de mettre en parallèle le traitement de la féminité et de la masculinité à l’écran. Une invitation queer qui prolonge les aspirations d’empowerment de la Bobinette flingueuse.
Les cicatrices du passé
Cinquante-deux. 52 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint entre janvier et mai 2019 en France. Un chiffre alarmant puisque celui-ci est d’une inquiétante stabilité. Lorsque le cinéma s’empare du sujet, il le transforme en véritable film d’horreur pour mieux en faire éclater toute la violence, tant physique que morale, comme Jusqu’à la garde l’année dernière. Le cinéma nous confronte à la brutalité de la violence, jusqu’à nous emprisonner avec son bourreau, en nous plaçant du côté de la victime. Des films souvent d’une noirceur désespérée, où la lumière n’existe pas. Comme s’il fallait le voir pour le croire.
Pourtant, parmi ces victimes se trouvent aussi des survivantes. Sacha Polak, à travers Dirty God, s’emploie à raconter l’après dans un film plein d’espoir, centré sur la résilience de sa jeune héroïne qui porte à jamais les cicatrices de son passé. Victime d’un jet d’acide par son compagnon, Jade va devoir apprendre à se reconstruire et à se réapproprier son propre corps.
Crime passionnel
Jade, jeune maman d’une petite fille de deux ans issue de la middle-class londonienne, se réveille à l’hôpital, le visage tuméfié. La brutalité de l’attaque n’est jamais montrée à l’écran : elle transparaît à travers les marques indélébiles laissées sur le corps, se passant du spectacle macabre des coups portés. L’ex-compagnon de Jade est relayé au second-plan, invisible, et n’apparaît que lors de la scène du procès. A l’heure où les “crimes passionnels” font les gros titres des journaux, et où l’on s’apitoie volontiers sur le sort du mari criminel, questionnant toujours la légitimité de la femme à pouvoir être victime, Sacha Polak recentre le débat sur Jade, seule et unique héroïne de son récit. Loin d’en faire un portrait remarquable, la réalisatrice porte un regard imparfait sur Jade et s’éloigne du cliché de la victime irréprochable, sans pour autant lui porter un jugement moral.
“Un gentil monstre”
Au commencement il y a la douleur. La caméra effleure délicatement la peau morcelée, caresse chaque pli du corps qui forme un tissage délicat et rosé. La cicatrice dont jaillit pourtant une douleur sourde, devient sensuelle et magnifique. Tout l’enjeu de Dirty God réside dans ces premiers instants de grâce.
À travers son film, Sacha Polak sublime le handicap, jusqu’alors invisible à l’écran. Le film trouve alors un double écho à travers son actrice Vicky Knight : les cicatrices à l’écran sont bien réelles, et le combat pour l’acceptation de soi est autant fictif que réel. Victime d’un incendie pendant son enfance, l’actrice suit le même parcours initiatique que celui de son personnage. À travers le double fictionnel, la jeune actrice y insuffle son propre vécu pour affronter le regard des autres : celui des spectateur.ice.s. Une mise à nu courageuse, doublée par une une performance prometteuse. Vicky Knight illumine l’écran.
Jade est alors doublement victime : à la fois de son ex-compagnon, mais aussi du body-shaming. Loin d’entrer dans les carcans de beauté, Jade subit les remarques humiliantes sur son corps de la part des passants et de son entourage. Une norme de beauté à laquelle les femmes doivent se plier, où la femme blanche, mince et à la peau parfaite est érigée en déesse. Cicatrices, vergetures ou fauteuils roulants -pour ne citer qu’eux- n’ont pas leur place à l’écran, ni au cinéma, ni à la télé et encore moins dans les publicités. Et même si certaines marques ont bien compris l’intérêt lucratif de cette “nouvelle” clientèle (H&M en tête), il reste encore du chemin à faire. Les représentations importent, et en l’occurrence l’absence de handicap à l’écran contribue à l’invisibiliser dans la réalité.
Connais-toi toi même
La réappropriation du corps coïncide avec une volonté de réaffirmer sa sexualité. La question du désir se pose quasi-immédiatement : la société, et notamment les hommes, peut-elle désirer un corps “monstrueux” ? Jade continue dès le début à affirmer sa féminité : robe moulante et maquillage, la jeune femme ne dissimule pas ses cicatrices pour sortir et les expose presque naïvement à la terre entière. Si la douleur morale est bien présente, Jade se défait du cliché de victime repliée sur elle-même, et témoigne au contraire, d’une force et d’une liberté remarquable.
“Connais-toi toi-même”. Si l’injonction de Socrate sonne d’abord comme une quête spirituelle de soi-même, dans le cas de Dirty God, celle-ci passe à travers une exploration charnelle de soi : en l’occurrence, la masturbation. Sujet tabou par excellence à l’écran, rares sont les exemples au cinéma où la masturbation féminine n’est pas liée à une catastrophe. Dans Dirty God, elle est frontale, et place le plaisir féminin au centre. Devant son écran, à travers des tchats coquins, Jade se libère à des inconnus. Les cicatrices n’existent plus pendant un temps, et ces instants deviennent le refuge ultime face à la cruauté du regard des autres. Pendant un temps, son corps devient désirable. La masturbation renferme alors en soi une liberté absolue et inaliénable, le moyen pour elle d’apprivoiser un corps qu’elle ne reconnaît plus.
Film de femme, avec une femme et réalisé par une femme, Dirty God offre le témoignage sensible de l’absolue nécessité de la représentation à l’écran, à la fois devant et derrière la caméra. La gravité des sujets abordés n’a pourtant rien de plombant : Dirty God est un film enveloppé d’une lumière nacrée, et une ode à la liberté et à l’affirmation de soi, portée par la superbe Vicky Knight.
Pour aller plus loin
Genre, sexualité et société : “Récupérer le sexe qui m’a été volé” : la sexualité comme affirmation de soi chez Asaka Yûho – Anne-Lise Mithout
La sexualité des personnes en situation de handicap comme problème public et politique – Pierre Brasseur
Synopsis