DISSIDENTE
À Richelieu, ville industrielle du Québec, Ariane est embauchée dans une usine en tant que traductrice. Elle se rend rapidement compte des conditions de travail déplorables imposées aux ouvriers guatémaltèques. Tiraillée, elle entreprend à ses risques et périls une résistance quotidienne pour lutter contre l’exploitation dont ils sont victimes.
Critique du film
Pier-Philippe Chevigny, le réalisateur de Dissidente – titre original Richelieu, du nom de la ville où se déroule cette histoire – avait réalisé en 2013 un court-métrage de fin d’études avec pour personnage principal une jeune femme philippine au Québec et comme sujet l’esclavage moderne que subissent tant de travailleurs étrangers au statut précaire et à la vie intenable, faite de souffrances et d’angoisse. Très volontaire pour dénoncer cette situation, le jeune metteur en scène s’est vite rendu compte que les personnes victimes ou témoin de ces conditions de travail n’osaient pas s’exprimer ouvertement et a préféré favoriser le choix de la fiction pour aborder ces problématiques plutôt que le documentaire. Ayant mené des enquêtes sur l’exploitation des ouvriers émigrés pour étoffer son scénario, Pier-Philippe Chevigny a mis près de dix ans à élaborer Dissidente.
Le résultat de ce long cheminement consiste en un film édifiant, qui refuse le manichéisme pour dérouler une histoire intense, très réaliste – le format carré voulu par Pier-Philippe Chevigny pour se focaliser sur son héroïne Ariane renforce également l’aspect quasi documentaire de ce long-métrage – et qui nous ouvre les yeux sur tous les mécanismes qui entrent en ligne de compte et rendent les différents intervenants à la fois victimes et complices d’une situation infernale, ingérable.
Marc-André Grondin, qu’on a vu récemment dans Le Successeur, joue Stéphane qui dirige une équipe de travailleurs guatémaltèques et mexicains. C’est un homme à priori impitoyable, mais qui se retrouve aussi piégé par ses commanditaires. A-t-il vraiment le choix, en fonction des moyens qu’on lui attribue et au regard des menaces qu’il subit ? Personne n’est irremplaçable et s’il n’obéit pas aux ordres, il perd son contrat. Et il n’avait peut-être pas totalement conscience de l’engrenage dans lequel il allait tomber. Ariane – Ariane Castellanos – a été embauchée comme traductrice, étant elle-même d’origine du Guatemala. Très rapidement, son rôle d’intermédiaire va la sensibiliser au sort de ces ouvriers et l’inciter à intercéder en leur faveur, lors d’événements douloureux – un deuil qui entraîne un départ, un problème de santé – ou plus simplement pour trouver une solution à des problèmes pratiques : comment faire ses courses facilement quand on n’a pas de véhicule et qu’on travaille jusqu’à tard dans la journée ?
Certains de ces hommes venus d’Amérique Latine semblent connaître leurs droits, mais c’est une minorité. La méconnaissance du droit du travail, associée à la pauvreté et à la fatigue et la nécessité les contraignent à accepter des choses inadmissibles comme de payer des cotisations syndicales, alors que la possibilité de se faire représenter par de telles associations leur est interdite. Ariane, quant à elle, se retrouve vite confrontée à un dilemme moral insupportable. Soit faire retomber pression et ordres iniques et inhumains sur les ouvriers ou se révolter et risquer de perdre sa place. La vision de ce monde du travail, particulièrement sombre, met en scène un univers où même la solidarité peut vite s’effriter : rivalités entre mexicains et guatémaltèques, demandes de retours sur investissement lorsqu’on a pistonné quelqu’un qui s’apparenterait presque à du racket, frais médicaux exorbitants. On a l’impression que ces hommes vivent un cauchemar éveillé. Tout cela est d’autant plus terrible que les personnes qui encadrent ce monde qui tient presque autant du bagne que du travail sont des personnes dont on a partagé le quotidien dans le passé ; comme le dit Ariane : « les brutes de l’école sont devenus des directeurs d’usine ».
Film réalisé avec beaucoup de sensibilité et d’intelligence, Dissidente constitue une œuvre percutante, mais toujours avec des nuances et un regard sur le monde sans simplification, sans raccourcis faciles. Il s’agit d’un constat honnête et dur sur le monde du travail, mais aussi sur le monde tout court.