ELAHA
Elaha, une jeune femme d’origine kurde de 22 ans, cherche par tous les moyens à faire reconstruire son hymen pensant ainsi rétablir son innocence avant son mariage. Malgré sa détermination, des doutes s’immiscent en elle. Pourquoi doit-elle paraître vierge, et pour qui ? Alors qu’un dilemme semble inévitable, Elaha est tiraillée entre le respect de ses traditions et son désir d’indépendance.
Critique du film
Les tribulations d’une jeune fille d’aujourd’hui prise au piège du prêt à penser. Avec Elaha, Milena Aboyan livre un récit haletant, une révélation et tend un miroir à toutes les jeunes femmes qui refusent de voir leur corps instrumentalisé par les fantasmes idéologiques. Ni vierge, ni pute.
Emprise de sang
Le récit d’émancipation consiste à montrer les mécanismes qui conduisent de jeunes gens à se libérer d’une autorité, qu’elle soit parentale, familiale ou sociétale. À 22 ans, Elaha ne semble pas vouloir faire de vagues. Toujours installée chez ses parents, elle a un petit job dans un pressing et suit les cours d’un centre de formation qui la ramèneront, qui sait, vers le chemin des études. Et surtout se profile un mariage avec Nasim. Tous les deux sont issus de familles kurdes et tous les deux disent observer les règles en usage dans la communauté, à commencer par la chasteté avant la noce.
Le jeu des apparences, fondé sur une vision irénique de la famille, pourrait tout à fait s’accommoder d’une part consentie d’hypocrisie. Oui, mais voilà, l’honneur de la famille est tout entier caché dans l’entrejambe d’Elaha, plus particulièrement accroché à son hymen et aux gouttes de sang que son déchirement provoquera, à coup sûr, au moment opportun. Elaha n’est plus vierge, ce qui, à 22 ans, ne relève pas de l’incongruité mais la place dans une position intenable. Ajouter une dimension temporelle au défi anatomique est une bonne idée du scénario, elle permet de précipiter sa protagoniste dans une sorte de thriller identitaire. Une chirurgie réparatrice offrirait toute les garanties, mais elle est coûteuse, et Elaha doit combiner en toute discrétion pour n’éveiller aucun soupçon.
Elaha ne peut partager son secret avec personne selon le principe de la double punition qui voit la honte accompagner la culpabilité. Elle est seule et pourtant privée d’intimité. Paradoxe en forme d’étau. Quand elle visite avec Nasim un appartement, Elaha vérifie avant toute autre considération que les portes ferment bien à clé. Dans l’appartement familial, elle ne bénéficie jamais d’aucun espace à elle. Surprise dans son bain, interrompue en train de se faire jouir, elle étouffe. La mise en scène renforce ce sentiment de claustrophobie, davantage social que spatial. Elle privilégie les rencontres en tête à tête et l’isolement des personnages.
Il est probable que certains choix ont été contraints par le manque de moyens. Milena Aboyan a su faire de la nécessité une vertu même si une meilleure inscription du récit dans la topographie urbaine aurait donné de l’ampleur au film. À ce titre, la séquence de la sortie entre copines sonne à la fois comme une exception et un point de bascule. Ce qui devait être un soir de fête et d’insouciance devient un enchaînement de peurs et d’humiliations pour Elaha. C’est bien la reproduction des réflexes patriarcaux qui se joue ici, une façon plutôt maligne de déculpabiliser les filles et de renverser le jeu des responsabilités. Le comportement de Nasim est celui qu’on attend de lui, à la fois soumis aux injonctions patriarcales et terrorisé par le qu’en dira t-on. Un homme aveugle à ses chaînes. Si le film est ancré dans la communauté kurde, l’enjeu premier, le droit des femmes à disposer de leur corps, la déborde totalement.
Le film, à travers le portrait d’Elaha, parvient à dépasser son sujet même si le récit tombe par moments dans une forme de littéralité un peu facile. Le personnage de Stella, par exemple, peine à exister au-delà d’une fonction d’alliée de circonstance. Il réussit en revanche à constamment tisser des liens et des situations qui disent la complexité des sentiments. Il y a de l’amour dans cette famille, raison pour laquelle les choix d’Elaha sont si difficiles et déchirants. Elaha est interprétée par Bayan Layla, formidable comédienne d’origine syrienne qui donne à voir le tiraillement entre la nature plutôt docile de personnage et toute la détermination dont elle doit faire preuve pour briser les carcans.
« Tu peux te contrôler un peu plus !» C’est le reproche d’une mère à sa fille lors d’une fête de mariage (déjà) qui ouvre le film où Elaha danse à corps perdu. Deux heures plus tard, Elaha a pris le contrôle en se mettant volontairement hors jeu. Milena Aboyan conclut son film par une splendide séquence, lyrique et cotonneuse. Dans un même mouvement, la mise en scène s’émancipe d’une facture clinique tandis qu’Elaha entame sa mue. Sans une goutte de sang.
Bande-annonce
7 février 2024 – De Milena Aboyan, avec Bayan Layla, Derya Durmaz, Nazmi Kırık