ET J’AIME À LA FUREUR
Critique du film
Trente ans après C’est arrivé près de chez vous, André Bonzel revient au cinéma en solo avec cet étrange puzzle émotionnel au charme fou. Construit à partir d’archives, pour la plupart familiales, ce film dessine tout à la fois un autoportrait du cinéaste, une lignée de cameramen “amateurs” et une contre histoire du cinéma, intime et iconoclaste.
Une archivie
Archivie, c’est le nom qu’on pourrait donner à ce genre inventé pour l’occasion : l’autobiographie à partir d’images d’archives. Pas n’importe lesquelles, celles soigneusement sélectionnées au milieu d’un immense gisement de films amateurs collectionnés depuis des décennies. Bonzel se raconte en voix off – une confession pleine de sincérité et d’auto-dérision – alors que défilent sur l’écran des séquences muettes qui augmentent le récit d’une humeur allégorique. Sa voix résonne dans le noir comme résonnait celle du Docteur Lebrun dans un grenier d’Ambleteuse où le petit André découvrit, pour la première fois, la magie d’une projection . Cette lanterne magique alluma chez lui une inextinguible flamme cinéphilique.
Au commencement il y eut un train, peu importe que ce fut à La Ciotat ou ailleurs, un modèle de perspective oblique qui procure ce petit vertige qu’on n’a de cesse de retrouver. De ces films anciens aux images rayées émane la pureté d’un art naïf. Ce que Bonzel appelle « l’intelligence de la simplicité » émeut par la succession de regards caméra, de moues et de grimaces. Petites pantomimes dans lesquelles chacun retrouvera un papy facétieux, un oncle endimanché ou une cousine farouche. On croit capter un instant d’insouciance et l’on fixe des traces de vie qui, derrière les sourires, se chargent, au fil du temps, d’une force nostalgique. C’est peu dire qu’André Bonzel redonne ses lettres de noblesse au cinéma amateur, cinéma de grand-père sans grammaire.
Le narrateur remonte la lignée familiale de cameramen jusqu’à l’arrière arrière grand-père, Maurice Expedit, capitaine d’industrie qui fréquenta les frères Lumière. L’histoire familiale croise une contre-histoire du cinéma, anonyme et intime, universelle et polissonne. Car il faut bien le dire, amateur ou professionnel, le cinéma est resté longtemps chasse gardée masculine. Comme tout art de la représentation, il se situe sur une ligne d’équilibre entre voyeurisme et exhibition. André Bonzel raconte une jeunesse sous l’emprise d’une double obsession qui l’a conduit à collectionner compulsivement les filles et les films. Des archives familiales émergent les figures du grand-père Raymond, auteur d’un film industriel de 3h20, de l’oncle Octave, obsédé par la captation du rayon vert, du parrain Gaston mort dans un accident de la circulation en filmant une jeune cycliste court vêtue, de la tante Lucette qu’André Bonzel n’a connu qu’âgée et qu’il découvre soudain dans sa resplendissante jeunesse. Lucette et sa mauvaise réputation, dépositaire de la mémoire noire de la famille, que le réalisateur reçoit par correspondance.
Recoller les morceaux
Et j’aime à la fureur cultive une forme de lucidité, à la fois réelle et onirique, jouant du grand écart entre effeuillages en chambre et lynchages de l’épuration. L’autoportrait que dessine l’auteur est tout sauf une fanfaronnade. Le titre du film rend hommage à Baudelaire et à une forme d’exaltation, mais le film lui-même ne cache rien des zones d’ombre traversées par l’auteur : le difficile rapport au père, la mort de Remy Belvaux, ami de jeunesse et co réalisateur de C’est arrivé près de chez vous. 30 ans ont passé depuis la sortie de ce film devenu culte, Rémy a disparu et Benoît Poelvoorde n’en finit plus de noyer son génie dans le spleen. D’André Bonzel, nous n’avions plus de nouvelles. Une parenthèse de trente ans ne se referme pas sans un goût de mystère. Il faut du temps pour réaliser le film d’une vie, il en faut aussi pour recoller les morceaux d’une trajectoire brisée. Art de vivre, art du montage.
André Bonzel, comme Frank Beauvais avant lui (Ne croyez surtout pas que je hurle, 2019) chérit le cinéma comme un fou, espérant voir ses névroses se fracasser sur les écrans où d’autres vies que la sienne font de l’œil à la caméra. On pense aussi à Dawson City : le temps suspendu, le documentaire de Bill Morrison qui contait une formidable histoire de cinéma, de mémoire perdue et de résurrection sur lesquelles les nappes atmosphériques d’Alex Somers planaient comme des fantômes. C’est Benjamin Biolay qui signe la bande originale très inspirée d’Et j’aime à la fureur, il semble s’être beaucoup amusé à retrouver la légèreté des accompagnements du muets augmentée de compositions teintées d’un doux lyrisme qui accorde parfaitement le film à son ambition secrète : discerner dans les vestiges du cinéma roturier, les raisons de documenter nos amours contemporaines.
Toute la mémoire du monde, le film qu’Alain Resnais avait consacré à la Bibliothèque nationale de France se concluait sur ces mots : « ici se préfigure un temps où toutes les énigmes seront résolues ». Ici nos greniers, sous la poussière, une vibration persistante.
Bande-annonce
20 avril 2022 – De André Bonzel