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FERMER LES YEUX

Julio Arenas, un acteur célèbre, disparaît pendant le tournage d’un film. Son corps n’est jamais retrouvé, et la police conclut à un accident. Vingt-deux ans plus tard, une émission de télévision consacre une soirée à cette affaire mystérieuse, et sollicite le témoignage du meilleur ami de Julio et réalisateur du film, Miguel Garay. En se rendant à Madrid, Miguel va replonger dans son passé…

Critique du film

Un dédale avec sablier pour seule boussole, un abyme de souvenirs et d’absences, un entrelacs d’ombres. Dans la plus grande clarté, Fermer les yeux est tout cela à la fois. Temps et cinéma n’ont peut-être jamais été noués avec autant de force. On parle parfois de film somme, expression qui traduirait ici le résultat d’une bête arithmétique ou d’un vulgaire fourre-tout. Au contraire, Victor Erice signe, à 83 ans, un film élixir au capiteux parfum de spleen.

Vue de l’esprit

Des vies enfermées dans des petites boîtes en fer. Des petites boîtes en fer recluses dans des malles, des tiroirs abandonnés sur des étagères. À l’intérieur, trois fois rien. Des traces. Ou une pellicule. Il en va des personnes comme des films, pas tout à fait oubliés tant que, quelque part, quelqu’un pense à elles, à eux. Deux bobines ne font pas un film mais une seule suffit à introduire le 4e long métrage de Victor Erice. Seize minutes dans une demeure nommée Triste-le-Château, quelque part en région parisienne, en 1947.

C’est une longue conversation entre deux hommes fatigués où il est question de guerre et d’enfants perdus. Alors que le visiteur, nouvellement détective, ressort de la maison, une photo à la main, arrêt sur image ! Un voix off prend le relais. L’acteur à l’écran a subitement disparu, juste après avoir tourné ce plan. Le tournage s’est arrêté, le film n’a jamais vu le jour. Il faut se pincer pour y croire mais, 30 ans après Le Songe de la lumière, nous sommes bien devant un nouveau film de Victor Erice. « J’aime les gens ponctuels » est une des premières répliques de Fermer les yeux, film que nous avions tort de ne plus attendre.
C’est une histoire de perte, de brisure, de renoncement mais aussi de liens indéfectibles, de partage et ô combien de cinéma à laquelle nous sommes conviés.

FERMER LES YEUX

Dean Martin et Carlos Gardel

Le film inachevé s’intitule Le regard de l’adieu. Son réalisateur est Miguel Garay, de retour à Madrid, pour les besoins d’une émission de télévision, Affaires non conclues, qui consacre un numéro à Julio Arenas, cet acteur toujours porté disparu, 22 ans après le tournage. Pour Miguel, c’est une boîte de Pandore qui s’ouvre. Au fil des rencontres, se dessine un portrait kaléidoscopique de Julio : séducteur invétéré, professeur de tango, père absent, homme perdu. Auquel se superpose, en miroir, celui de Miguel : autrefois écrivain à succès, père en deuil, homme qui déclare avoir tout perdu. À Max, ami et monteur fidèle, à Lola, ancienne amoureuse, à Ana, la fille de Julio, Miguel répète qu’il a désormais une vie simple, retiré du fracas du monde, à regarder le temps passer. On peut aussi comprendre : une vie fracassée. Des mots qui sont l’annonce d’une parenthèse à venir, 25 minutes, à l’exact milieu du film, une respiration solaire teintée de mélancolie, ponctuée par un moment de grâce, l’interprétation hésitante mais joyeuse de My Rifle, My Pony and Me. Trois autres chansons, trois moments suspendus, viendront encapsuler ce que la conversation ne sait qu’effleurer. Mieux qu’un souvenir partagé, une émotion ressuscitée, la résurgence d’une bulle de bonheur engloutie dans les brumes de la conscience.

Sans peur et sans espoir

Le film enchâsse les récits, convoque les fantômes, comme si les noyer dans la fiction était le piège ultime pour fuir la hantise. Ainsi, Miguel raconte à Lola, comment il a imaginé la disparition de Julio. Cette affabulation ouvre une séquence fantastique, un mini court-métrage de 2 minutes et 30 secondes, 9 plans gorgés de pluie et de détresse, conclu par une image dont on sait qu’elle nous poursuivra longtemps : beauté crépusculaire et référence saisissante à L’Angoisse du gardien de but au moment du pénalty, roman de Peter Handke puis film de Wim Wenders.

Il nous faut nous arrêter un instant sur la constellation de références cinématographiques disséminées tout au long du film. il y en a beaucoup, on ne les citera pas toutes, c’est aussi un plaisir que de les saisir au vol et d’en faire son miel. Miguel, barbe, casquette et sac à l’épaule pourrait être un lointain cousin de Travis Henderson, l’antihéros de Paris, Texas, un autre père à la dérive. Manolo Solo, l’acteur qui interprète Miguel ressemble à Nanni Moretti (certains plans sont troublants) dont on croit reconnaître une effigie miniature (époque Journal intime, un homme barbu avec un casque blanc sur la tête) dans une malle aux souvenirs. Impossible de ne pas souligner la présence du superbe folioscope de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat.

Les citations passent davantage par Max que par Miguel, personnage essentiel, gardien du temple (il conserve – et loue probablement – des centaines de pellicules) rescapé d’un âge d’or. Il ne supporte pas de voir les images de cinéma défigurées par la télévision et déclare ne pas savoir lire les cartes mémoire. Efflanqué et barbu, Max est un magnifique chevalier du 7e art, mi Don Quichotte, mi Bayard. Triste figure qui a pour devise : vieillir sans peur et sans espoir.

FERMER LES YEUX

Il faut souligner l’extrême douceur dans laquelle le film avance. Tel un chalutier, il attire dans ses filets des références qui ne surchargent en rien le récit. Mais c’est probablement par sa construction en échos que Fermer les yeux constitue un vertige et une ivresse. Échos internes à ses propres fictions mises en abime. Échos internes encore à la filmographie du cinéaste. Revoir Ana Torrent, 50 ans après L’esprit de la ruche, dans un film de Victor Erice est une cadeau du ciel. Elle y interprète à nouveau un personnage nommé Ana. On s’en voudrait de dévoiler trop de choses mais on jure que se logent dans les résonances entre les deux films mille et une raisons de croire à la puissance d’évocation du cinéma. Croyance d’autant plus sidérante qu’elle possède ce paradoxe de sembler tenir à un fil et révéler une persistance rétinienne inoxydable. Avec ces deux tremblements d’âmes distants d’un demi-siècle, Erice vient alors battre en brèche un trait d’esprit adressé par Max à Miguel : « Les miracles au cinéma, c’est fini depuis que Dreyer est mort ». Faut-il nommer écho le son qui résulte du silence ? Il y a, dans la filmographie de Victor Erice, une plaie ouverte. L’adaptation qu’il n’a pu mener à bien, faute de financement, d’un roman de Juan Marsé, Les Nuits de Shanghaï. Fermer les yeux vient poser un pansement sur cette blessure.

Janus et Möbius

Deux figures pour conclure, symbolique et formelle. La première est celle du double, présente dès la second plan du film, à travers une statue de Janus, Dieu romain des commencements et des fins, lié au passage du temps. Ces deux visages à la fois inséparables et opposées, ce sont Julio et Miguel. Deux faces d’une même pièce. Le soleil et la pluie. Le réalisateur et son alter ego. Il faut les voir, dans la seconde moitié du film, heureux des choses simples, manuelles, satisfaits d’un semblable dénuement. Car oui, Julio Arenas (sables en français, quel beau nom pour disparaître sans laisser de trace), grâce à la popularité de la télévision, a refait surface. C’est un homme sans repère ni mémoire.

Le seconde est celle de l’enroulement. Après une heure, la mise en scène alterne entre plans fixes (somptueux cadres habités par une lumière intérieure discrètement expressionniste) et de très élégants mouvements de caméra, panoramiques et travellings. Tous à sens unique. Toujours de la droite vers la gauche. Cette répétition, aussi évidente qu’imperceptible, donne la sensation que le film, tel un ruban ou une pellicule, s’enroule autour d’une axe invisible. La volte de la mémoire et la boucle du cercle. La marche du film est inexorable, il finira où il a commencé, dans la demeure de Triste-le-Château mais cette fois Le regard de l’adieu est bel et bien projeté dans une salle de cinéma. Se joue alors, sur l’écran et dans l’obscurité, deux dramaturgies parallèles, deux expériences de réminiscence. Judith, grâce à quelques notes de musique, reconnaîtra t-elle son père et Julio, par la grâce d’une fulgurante anamnèse, retrouvera t-il son identité ?

Le regard de l’adieu, celui de Victor Erice au cinéma, n’est pas seulement d’une profonde beauté, il a valeur de testament, le mot amour en guise de codicille. Que cette dernière séance soit placée sous le signe du rituel en dit long sur la sacralisation de la salle. Max et Miguel plaisantent en s’appropriant le vocabulaire religieux : croyant, pratiquant, mécréant. Ce que, dans une salle de cinéma, nous cherchons à vivre ensemble, ce que nous recevons dans toute notre singularité, doit rester une énigme. Fermer les yeux pour ne pas subir le choc des lumière rallumées. Sortir à l’aveugle, inconsolables et transportés. Derrière les paupières, nos épiphanies scellées. Heureux les héritiers de ce poète (qui a glissé dans le décor d’une scène, le dessin d’une palme d’or).

Bande-annonce

16 août 2023 – De Victor Erice
avec Manolo Solo et Ana Torrent