GAGARINE
Youri, 16 ans, a grandi à Gagarine, immense cité de briques rouges d’Ivry-sur-Seine, où il rêve de devenir cosmonaute. Quand il apprend qu’elle est menacée de démolition, Youri décide de rentrer en résistance. Avec la complicité́ de Diana, Houssam et des habitants, il se donne pour mission de sauver la cité, devenue son » vaisseau spatial « .
Critique du film
Les premières images de Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh surprennent : le spectateur débarque au beau milieu d’archives montrant la construction et l’inauguration d’une de ces immenses constructions résidentielles typiques des années 1960 en France métropolitaine. La stature imposante du cosmonaute soviétique Youri Gagarine domine cette introduction, rappelant au passage l’identité communiste de cette proche banlieue de Paris qui épousa les idées venue d’Union soviétique à partir des années 1920 et la création du parti en France après le congrès de Tours. En quelques scènes, un décor est planté, des milliers de mètres carrés de béton deviennent le logis d’une population qui en a cruellement besoin. C’est une des thématiques centrales du film, parler de ces personnes qui ont fait société par le biais de ces barres de béton représentant à l’époque la modernité de l’habitation à la française.
On repense d’emblée au Joli mai de Chris Marker et Pierre Lhomme (1963), contemporain de cette construction, qui posait des questions sur le devenir de ces projets immobiliers qui allaient considérablement altérer le paysage du pays, établissant un modèle qui n’allait pas être remis en cause pour le reste du siècle. L’urgence fut de loger des populations massées à l’entrée des grandes villes françaises tout en conceptualisant une nouvelle façon d’occuper l’espace et de proposer une vie en communauté. Quand Gagarine délaisse les archives pour filmer le présent on constate l’étendue de l’échec de cette politique. Il ne reste que des ruines, et une condamnation à la destruction et au relogement pour les milliers de locataires. Le talent des auteurs est de planter comme personnage principal un jeune homme, adolescent, noir, et amoureux de cet endroit dont il porte le nom, Youri.
Son identité est intimement liée à sa cité, à sa relation avec elle, et à la dimension qu’elle a pu acquérir pour lui. Fleuve de béton, elle est devenue une mère, un refuge, tout ce qu’il reste quand le reste du monde a ou va déserter. Youri se débat avec quelques personnes pour sauver sa maison, la rafistoler, devenant expert en luminaire, câblage, électricité, tout ce qui peut servir à lui faire tenir le coup et les inspections des pouvoirs publics. Il mène un combat perdu d’avance qui représente un travail à plein temps. On est en été, pas de préoccupation extérieures ne viennent perturber la bonne marche de cette entreprise de sanctuarisation du lieu aimé. Débrouille et activités à la limite de la légalité sont les vecteurs de ces journées passées à essayer de sauver la cité Gagarine, corps en perdition à l’orée d’une mort certaine.
Fanny Liatard et Jérémy Trouilh révèlent un visage, celui d’Alséni Bathily, impressionnant dans son rôle de Youri, qui semble peu à peu incarner à lui seul tout Gagarine. Son devenir devient une allégorie du destin de la cité elle-même. L’abandon, l’isolement qui s’en suit et la dépression stagnante reconfigurent l’espace. La mise en scène fait évoluer le film d’une dimension presque documentaire à une dimension onirique où les murs se brisent, faisant place à un univers proche de la capsule spatiale, lieu fonctionnel dédié à la survie en milieu hostile. Youri est Gagarine, son seul havre de paix, la seule réponse à l’abandon maternel. La cité mourante semble prendre vie en devenant le rêve de Youri, dans une débauche de sons et lumière sublime qui illumine le dénouement du film sur un fond musical qui crée une ambiance tendue et belle à la fois.
Outre Youri, le film est peuplé de personnages tous très attachants et intéressants, on voit défiler des visages connus et brillants comme Denis Lavant, brillant comme à l’accoutumée, mais aussi Lyna Khoudri, jouant une jeune femme de la communauté Rom habitant en lisère de la cité. Son histoire avec Youri apporte une autre strate au récit et autant de richesse par la même occasion. Gagarine n’oublie pas d’être une fable sociale, car s’il est un conte qui vire dans le fantastique, il dessine les contours de chaque groupe composant cette société qui est l’image de la France particulièrement multiple. Cette faculté à composer un récit à plusieurs voix, entre les genres et les styles de narration, est une des très belles qualités du film des deux jeunes cinéastes.
La cité n’est jamais utilisée comme un simple décor prétexte au développement d’un film de genre se moquant des enjeux propres à ces lieux, elle est un personnage à part entière qui raconte sa population. L’émotion de toutes ces personnes revenues assister à la destruction de leur ancienne maison est extrêmement bien orchestrée et terriblement touchante. Même devenue invivable et insalubre, Gagarine reste dans les cœurs et les mémoires comme un corps commun, un lieu de mémoire. Cela dit beaucoup de choses sur la très belle idée du bien commun, ce qui nous appartient à tous en opposition à l’exaltation de la propriété privée et à un individualisme qui est l’opposée de cette entraide visible dans le film. En cela, Gagarine est un film politique, fort, chargé d’une énergie poétique rarement vue dans le cinéma français de ces dernières années, et qui n’oublie pas d’émouvoir.
Bande-annonce
23 juin 2021 – De Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, avec Alséni Bathily, Lyna Khoudri et Finnegan Oldfield.