HANNAH ET SES SOEURS | Carte blanche
Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. Régulièrement, Le Bleu du Miroir accueille un invité qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette vingt-huitième occurence, nous avons invité la journaliste Ava Cahen, rédactrice en chef de FrenchMania, co-présidente du Woody Club et chroniqueuse dans l’émission Le Cercle sur Canal+. Répondant à notre invitation, c’est sans surprise qu’elle s’est penchée sur l’un des films de Woody Allen, Hannah et ses soeurs.
Carte blanche à… Ava C.
1986 ? Au hasard, Tchernobyl, la comète de Halley, la mort de Simone de Beauvoir et de Vincent Minelli, l’accord de construction du Tunnel sous la Manche, et aussi la sortie sur les écrans d’Hannah et ses soeurs, l’un des plus gros succès commerciaux d’Allen (Minuit à Paris a depuis pris la tête du classement). Si Annie Hall (1977) et Manhattan (1979) ont propulsé le cinéma de Woody Allen dans une autre dimension, Hannah et ses soeurs est le point de fusion de tous les grands thèmes développés dans les années 1980 par le cinéaste à l’écran et l’écrit : l’amour, le sexe, l’infidélité, la culpabilité, la famille, le désir, le couple, la propriété, la maladie, la foi et le cinéma – l’une des choses pour lesquelles la vie mérite d’être vécue. Notons qu’Hannah et ses soeurs sort juste après La Rose Pourpre du Caire, déclaration d’amour à la magie du cinéma.
Ce drame, dopé à l’humour noir, met en scène six personnages principaux : Hannah (Mia Farrow), Lee (Barbara Hershey), Holly (Dianne Wiest), Mickey (Woody Allen), Elliott (Michael Caine) et Frederick (Max von Sydow). Woody Allen ne signe pas un banal film choral mais livre plutôt une symphonie familiale où chaque voix compte, surtout les plus discrètes. C’est celle d’Elliott qui ouvre le bal. Elle nous guide à travers la séquence introductive qui se déroule lors d’un Thanksgiving festif où le monde grouille dans un appartement bourgeois. Elliott est marié à Hannah, mais il aime Lee, la soeur de sa femme : « Dieu qu’elle est belle » souffle-t-il. Le désir qu’il a pour elle le fait rougir tout autant que la culpabilité qu’il éprouve. Lee, elle, est en couple avec Frederick, un peintre plus âgé, capricieux et jaloux. Cependant, elle pense aussi à Elliott (scène bouleversante dans un taxi où la voix-off révèle les pensées intimes du personnage). Chez Mickey, ex-mari d’Hannah, c’est la tête qui va mal. Les médecins veulent lui faire passer une batterie de tests, ce qui déprime encore plus Mickey, alarmiste dans l’âme. Un cancer, une tumeur, plutôt mourir. Autant se tirer tout de suite une balle dans la tête. Loupé. Le coup ricoche. Ce sont alors les Marx Brothers qui vont faire lâcher prise à Mickey. La réponse à toutes ses questions était dans La Soupe au canard. Quant à Hannah et Holly, ce sont deux femmes/soeurs faites d’un bois différent. Hannah – que le titre place en tête – est comédienne et fait la fierté de ses parents. L’enfant prodigue, c’est elle. Holly n’a pas vraiment de talent. Comme dans la chanson de Piaf, Les Amants d’un jour, elle essuie des verres au fond d’un café. Elle va pourtant se révéler en tant que nouvelliste, puisant dans la réalité pour bâtir sa fiction modèle.
Mettre sa vie en scène, c’est d’ailleurs ce que reproche Mia Farrow à Woody Allen qui, ici, s’amuse à abattre les frontières entre la fiction et la réalité. Les enfants d’Hannah sont les enfants de Farrow (coucou Soon-Yi), la mère de Hannah est interprétée par Maureen O’Sullivan, véritable mère de l’actrice, et l’appartement dans lequel Hannah habite est authentique. Les apparences, le vrai, le faux, le laid, le beau, voilà ce qui intéresse Allen dans Hannah et ses soeurs, film qui pourrait se résumer à cette phrase de Tolstoï mise en exergue à l’écran : « La seule certitude de l’homme, c’est que la vie n’a pas de sens ». Vous pouvez maintenant respirer.
À l’image, un style volontairement « européanisé ». Gordon Willis étant retenu sur un tournage, Woody Allen fait appel aux talents de Carlo di Palma, chef opérateur d’Antonioni entre autre. Si Willis est plus technique, di Palma amène plus de mobilité et de nervosité. Une composition parfaite. Un écrin idéal à ce drame qui décline les crises à foison : crise de la quarantaine, crise de la vie conjugale, crise d’hypocondrie, crise existentielle, crise de foi, sur fond de Bach, Puccini, Porter et Carter. Le retour à l’apaisement final ne sera possible qu’en plaçant Hannah, centre des énergies, bonnes ou mauvaises, face à ses doutes. Au début du film, elle est sur un piédestal, intouchable, divine, et donc redoutable. Puis les sentiments, ressentiments et secrets qui ont gravité autour d’elle vont faire craquer l’épaisse couche de vernis qui la préserve. Vulnérable et accessible, Hannah regagne alors l’affection de ses soeurs et de son époux, et Mickey – qui, alleluia, n’a pas de tumeur au cerveau – tombe amoureux de son ex-belle soeur, Holly. « L’amour est imprévisible ». Ainsi va la vie. Elle est complexe, cruelle et belle aussi, comme les vieilles façades des immeubles new-yorkais dont Sam Waterston (David) nous rappelle la splendeur le temps d’une balade.
Ava C.