Happiness-2

HAPPINESS

Les sœurs Jordan mènent la vie d’une famille américaine typique de la banlieue chic du New Jersey. Joy n’a pas encore rencontré l’homme parfait, Trish, son aînée, est persuadée de l’avoir trouvé. Quant à Hélène, autrice à succès, elle est peu à peu envahie d’une sourde angoisse. Les zones d’ombre de leur vie vont refaire surface et, peu à peu, les secrets les plus intolérables vont éclater au grand jour.

Critique du film

Si son prénom est prometteur, la prophétie semble tarder à se réaliser pour Joy Jordan. Au seuil de la trentaine, elle peine toujours à communiquer avec ses sœurs, ses parents, les hommes de sa vie, ou tout simplement sa vie. Pour cette jeune femme au visage triste qui semble pleurer même quand elle rit, la joie n’est qu’un fantasme pas encore matérialisé. Car dans Happiness, c’est bien de bonheur dont il est question, cette vertu que le titre brandit en étendard et que les personnages espèrent, gâchent ou feignent d’avoir trouvé.

Bienvenue dans le ciné indé

Happiness est un pur produit du cinéma indépendant américain, ce vivier créatif né au début des années 90 en opposition à l’emprise et au pouvoir des studios et dont Todd Solondz représente encore un des piliers. En 1998, il est déjà l’un des enfants chéris de cette branche. Il démarre en 1989 avec son film de fin d’étude Fear, anxiety and depression, inédit en France, mais c’est avec Bienvenue dans l’âge ingrat, son deuxième opus, qu’il connaîtra le succès, les prix et la célébrité. Solondz y aborde la difficile étape de l’adolescence à travers le personnage sombre d’une jeune fille tourmentée. Trois ans plus tard, confiant de son succès, il s’embarque dans ce qui reste sa plus grande réussite : Happiness. Il ne sera plus jamais aussi mordant, aussi méchant et aussi clivant qu’avec ce film. Sa caméra observe la même classe sociale mais étend cette fois-ci son spectre sur une petite communauté adulte, à savoir la famille Jordan et toutes les personnes qui gravitent autour.

Dès la première scène, Allen, l’amoureux éconduit et amer, dit à Joy : “Tu penses que je n’y connais rien en art, que je ne comprends pas la mode, tu penses que ne je ne suis pas cool, pathétique, que je suis un nerd, mais tu as tort. Je suis aussi chic que du champagne et toi t’es qu’une merde”. Serait-ce un message subliminal envers le système des studios, justement ? Quoi qu’il en soit, la scène en question, entrée en matière aussi drôle que sordide, donne le ton et encapsule toute l’essence de ce qui va suivre. Dans un grotesque décor de restaurant faussement élégant, la gêne est palpable entre les deux personnages. Autour de la table, les deux personnages manquent de confiance en eux, peinent à trouver les mots et passent du rire aux larmes. Et c’est seulement au moment où l’on pense que le plus dur la discussion est passé que la méchante réalité frappe de manière frontale.

Black mirror aux alouettes

Non seulement Solondz dresse un portrait lucide et terrifiant d’une certaine frange Étasunienne de la fin du XXème siècle, mais il le fait sans le moindre sarcasme, c’est d’ailleurs ce qui rend la chose encore plus drôle. Si le scénario est incisif, la mise en scène est volontairement simple. La caméra filme calmement des scènes pénibles, montées en champs-contrechamps. La tranquillité de ce procédé renforce alors l’effet de malaise. C’est forcément un peu cynique mais l’objectif n’est pas de provoquer gratuitement et c’est là que le réalisateur trace la ligne qui sépare ses ambitions de celles d’un John Waters, autre trublion du cinéma indé US. Bien que partageant un goût certain pour la perversion et visant tous deux la classe moyenne blanche habitant en périphérie des grandes villes, les deux cinéastes n’utilisent pas les mêmes armes. Lorsque Waters égratigne sa cible en sautant à pieds joints dans les flaques de la bienséance, avec le bruit, les cris, les odeurs, les coulures et les traces douteuses qui vont avec, Solondz manie le sujet sans outrance.

Si horrifiante qu’elle puisse être, aucune situation n’est exagérée, tout est traité avec tact et sans jugement. De quoi faciliter le douloureux processus d’identification pour un public qui observe alors des personnages tout à tour ennuyeux, mesquins, pathétiques, nymphomanes ou criminels mais sans oublier les bonnes manières, bien sûr. En effet, Helen pense faire preuve de bienveillance tout en s’adressant à ses sœurs avec une condescendance dégoulinante, Trish et son mari n’ont plus de rapports sexuels mais c’est pas grave parce l’important c’est l’amour, la voisine travesti un meurtre en crime passionnel, les parents se séparent mais ne divorcent pas, etc… En clair, les apparences sont sauves, enfin jusqu’à un certain point. Les points en question sont alors abordés sans détour, surtout un. Car si traiter de la prédation pédophile dans ce contexte est forcément risqué, autant mettre le paquet. Le spectateur atteint alors des sommets inégalés d’inconfort face à des scènes moralement éprouvantes mais que Solondz a eu le sadisme de rendre hilarantes.

Car qu’on l’assume ou non, c’est un film devant lequel on rit sans concession de la condition humaine, c’est d’ailleurs là que le petit miracle de Happiness opère. Le réalisateur a beau enchaîner des scènes plus sombres et déprimantes les unes que les autres, il n’accouche pas moins d’une comédie, voire d’une tragi-comédie. D’ailleurs, l’utilisation de la musique retranscrit bien cette dualité tout du long. Un air de flûte de pan ou d’accordéon peut conférer à une même scène une touche conviviale ou au contraire, nostalgique. Et la géniale chanson éponyme de Michael Stipe, air entraînant et a priori joyeux qui illustre le générique de fin comporte en fait des paroles désespérées. Par ailleurs, le casting, impérial, joue pour beaucoup dans la réussite de cette entreprise. Une distribution où les révélations brillent autant que les talents confirmés, qu’il s’agisse de Jane Adams, qui interprète une Joy plus vraie que nature, de Lara Flynn Boyle qui joue à merveille avec son image de beauté glaciale et vénéneuse ou encore de Philip Seymour Hoffman, grand acteur ô combien regretté, génial en pervers dérangé.

Dangereux ou audacieux ?

Cette gestion méticuleuse, quasi scientifique, de la gêne, qui deviendra la marque de fabrique du réalisateur, plaît autant qu’elle divise. Quand on sait que le harcèlement ou le viol ne sont même pas les pires sujets abordés ici, on imagine sans mal les réactions contrastées dont Happiness a fait l’objet lors de sa sortie. Présenté au Festival de Cannes en 1998, le film décroche le prix Fipresci (ou prix de la Critique Internationale). Le jury a expliqué son choix en évoquant “its bold tracking of controversial contemporary themes, richly-layered subtext, and remarkable fluidity of visual style”, que l’on pourrait traduire par : un dépistage audacieux de thèmes contemporains controversés, un sous-texte riche en nuances et une remarquable fluidité de style visuel. De son côté, l’édition américaine du magazine Première l’inclut dans sa liste des “25 films les plus dangereux”, la revue L’Événement du jeudi annonce de son côté un film “grotesque, obscène et indigent” quand Les Inrocks parle d’”un des meilleurs films de son époque”.


Quel regard porter sur cette œuvre aujourd’hui, vingt-cinq ans après sa sortie ? Si elle revêt toujours un caractère polarisant, elle fait surtout figure d’un cinéma qui n’existe plus. Oserait-on encore produire un tel film de nos jours, et trouverait-il son public ? Rien n’est moins sûr. Et ce n’est pas parce que le mal-être et les crises existentielles ont disparu, mais la dépiction de tels losers, qu’on qualifierait aujourd’hui de problématiques, aurait du mal à se faire sans une couche d’auto-dérision savamment orchestrée ou d’un jugement tranchant et sans appel. Depuis l’avènement de la « fabrique » Apatow, dernière grande sous-catégorie de la comédie US, on note également un glissement dans les mœurs de ce genre, voire une certaine aseptisation. Son visage n’est plus le même, on n’égratigne plus personne désormais, jamais vraiment. Les bons à rien que l’on filme aujourd’hui voient leur trajectoire changer pour, in fine, être réhabilités en acteurs du progrès.

D’autre part, on remarque également qu’une partie du public est de plus en plus mal à l’aise face aux démonstrations affectives. Un baiser filmé au premier degré entre deux personnes amoureuses aura désormais de grandes chances de se faire taxer de « cringe », et certains demandent purement et simplement qu’on arrête d’inclure des scènes de sexe au cinéma. Il serait alors intéressant de voir comment serait traitée une histoire comme celle de Happiness en 2023, un récit qui parle de pauvres vies frustrées par des pulsions inassouvies et inavouables. Pour en avoir le cœur net, on ne peut que souhaiter une ressortie en salle, assortie d’une édition en blu-ray digne de ce nom, sachant que le film n’a jamais existé en format physique en France.

Lorsqu’il devient difficile de faire une comédie sans vexer personne, on repense à une citation du grand Jean Yanne, lui-même aussi drôle que corrosif : “Dans l’humour, tout est tabou, faut juste pas tomber dans la zone des gens”. Le risque est donc de ne tomber dans la zone de personne, et de ce fait, de ne plus être drôle (cf. Barbie). C’est de cette règle que s’affranchit Happiness, comédie très noire, donc, qui passe son temps à assumer le fait de jouer sur une corde ultra-sensible pour nous faire prendre conscience de la vanité de la poursuite du bonheur à tout prix.


DÉCOUVREZ CHAQUE DIMANCHE UN CLASSIQUE DU CINÉMA DANS JOUR DE CULTE




%d blogueurs aiment cette page :