IRRADIÉS
La vie d’un survivant est quelque chose d’indicible. Mais il faut vivre et aborder cette irradiation dont on ne trouvera peut-être jamais la cause ni les propriétés, et dont on ne pourra peut-être pas se protéger. Mais pour le bien de l’humanité, il est nécessaire de faire l’expérience de toutes les formes de mal et de les comprendre – des tranchées aux atolls, des camps au silence. Le mal irradie. Il blesse – jusqu’aux générations suivantes. Mais au-delà, il y a l’innocence.
Critique du film
Dans une forme proche du cinéma expérimental que n’aurait pas renié le Sans Soleil de Chris Marker, Rithy Panh livre un nouveau chapitre de son étude du mal. Irradiés tient du poème et de l’exorcisme, un film douloureusement beau, incantatoire et fascinant.
Le sillon que creuse Rithy Panh depuis 30 ans ne sera jamais épuisé. Son travail sur l’origine du mal, sa transmission, ses traces indélébiles, ne trouveront jamais répit. En passeur de la mémoire, il cherche des formes et des récits aptes à questionner, bousculer, apaiser aussi. Le dispositif mis en place pour Irradiés est à la fois simple et sophistiqué : trois écrans diffusent des images d’archives sur lesquelles deux voix off (André Wilms et Rebecca Marder) lisent un texte (parfois sous forme de dialogue) qui tient du journal intime, du témoignage et de l’essai philosophique. Souvent, la même image est répétée, comme pour marquer une forme de ressassement et d’obsessions dans le travail du cinéaste – à savoir d’une part, ne pas oublier, et d’autre part, exorciser la douleur. .
Le début du film interloque, les images défilent sans contextualisation, le texte semble se limiter à un monologue intérieur. Peu à peu émergent deux sentiments, l’indigestion et la fascination. Une image revient plein écran, comme un leitmotiv, un champignon dessiné par une explosion nucléaire. Puis peu à peu, l’absence de contextualisation prend sens. Panh n’établit pas de hiérarchie victimaire, le mal court. Partout « la douleur, l’enfer accompli ».
On sort sonné par la première partie du film, submergée d’horreur, de fracas. C’est dans le changement de rythme que le film opère une mutation au moment de se concentrer sur le bombardement qui a pulvérisé Hiroshima. C’est ici que « l’âme du monde a été blessée au premier laboratoire du mal. » Les hommes ont réussi à « maîtriser l’énergie du l’univers, la force d’où le soleil tire sa puissance ». Aux images d’archives sur lesquelles les compositions de Marc Marder pausent un baume, s’ajoutent désormais des séquences fictives qui mettent en scène un danseur de butô. Distillant d’abord une rassurante étrangeté, elles vont progressivement faire basculer le film du côté de la lumière. Rithy Panh et Christophe Bataille (son habituel complice d’écriture) illustrent un chemin de guérison dont l’art serait le guide. L’art du butô, par sa lenteur, son expressivité, possède un pouvoir d’hypnose qui apporte au récit du film un balbutiement d’humanité retrouvée.
Dès lors la trajectoire du film s’infléchit doucement. Après les expérimentations, viennent les réparations. Tout ne s’éclaircit pas d’un coup, la trajectoire du cinéaste est une hantise sans fin. « Je suis mort il y a si longtemps, en creusant des fosses ». On ne réchappe pas d’un génocide sans voir dans son ombre une cohorte de fantômes. Rithy Panh poursuit une inlassable mission : « créer des images si pures et imparfaites qu’elles puissent transformer le monde ».
Rithy Panh filme pour comprendre, pour ne pas tomber. Irradiés est un film qui s’apparente à l’art du surf, on le traverse immergé dans une spirale qui ressemble à un calvaire, un vortex qui vous expédie finalement sur les rives d’une renaissance. « Le mal blesse mais l’innocence est au-delà ». On sort d’Irradiés rincé mais reconnaissant. La cinéphilie est parfois un sport de glisse.
Bande-annonce
26 janvier 2022 – De Rithy Panh