JEUNESSE (LE PRINTEMPS)
Critique du film
À la sortie d’Un couple, sa deuxième œuvre de fiction en cinquante ans de carrière, le réalisateur de documentaires Frederick Wiseman annonçait : « Je n’ai fait que des fictions. » Wang Bing pourrait reprendre cette phrase à son compte car dès lors qu’il pose sa caméra dans un lieu, auprès d’hommes et de femmes, ce qui s’organise devant l’objectif a tout à voir avec une construction fictive : les scènes auxquelles on assiste sont si authentiques qu’on ne peut pas imaginer que la présence de la caméra n’en ait pas altéré la réalité. Cette magie de la mise en scène documentaire est à l’œuvre depuis plus d’une vingtaine d’années chez le réalisateur chinois. Fidèle à sa méthode de travail, il a pour habitude de s’immerger durant un temps très long au cœur d’un quotidien, retraçant les mutations de la Chine industrielle (A l’ouest des rails, 2002) autant qu’il fait le portrait de personnes ordinaires, au plus près de leur intimité (Madame Fang, 2017). Pour Jeunesse (le printemps), sélectionné en compétition au festival de Cannes et prolongement d’Argent amer (2016), il a passé cinq ans dans des ateliers de textile situés à Zhili, à 130km de Shanghai.
Nous ne quitterons quasiment jamais le rectangle de béton qui abrite à la fois les ateliers et les habitations partagées des ouvriers, venus de la campagne tels des saisonniers pour travailler à la confection de vêtements et d’objets pour la plupart destinés au commerce national. L’insalubrité fait partie de leur décor naturel et en dit long sur leurs conditions de travail, qui se confondent avec leurs conditions de vie. Cet espace clos pourrait être carcéral s’il ne dévoilait pas une structure familiale : l’entreprise est de petite taille, le patron accessible, la caméra déambule dans les couloirs comme s’il n’y avait pas de mur entre les différentes pièces. Elle relie les étages jusqu’à en faire un seul et même terrain où tout le monde serait égal. Malgré cette apparente transparence, les relations hiérarchiques sont marquées. Ce même patron accessible rechigne à améliorer le cadre d’existence de ses employés, interchangeables, à tel point que négocier quelques yuans supplémentaires devient un combat quotidien, harassant, qui revient comme une rengaine et constitue le cœur des revendications.
La jeunesse du titre est celle des ouvriers, dont l’âge (souvent mineur) apparait sur l’écran. Étonnement, leur jeunesse est réjouissante en ce qu’elle leur donne des caractères bien trempés. L’un d’entre eux veut partir et évoque devant son patron la possibilité de démissionner, avec un aplomb qui surprend ; un couple se forme, comme deux amoureux dans un lycée sous le regard de leurs camarades. En fait, Wang Bing capte avec une justesse de regard et sans aucun misérabilisme ce lieu comme s’il s’agissait d’un internat. Timidité amoureuse, chamailleries, crises de fou rire, agacements, il y a quelque chose de la vie d’un groupe d’étudiants dans les interactions de ces ouvriers.
Jeunesse (le printemps) est un geste fort de cinéma social de 3h30, dont la durée demeure malgré tout inexplicable. De quoi est-elle la signification ? On pourrait avancer qu’elle provoque l’effet d’une routine, d’une impasse salariale à cause des demandes sans fin d’augmentation, ou encore d’un vertige lié au travail à la chaine. Mais on ne peut pas s’empêcher de penser qu’une durée plus courte n’aurait rien changé à la puissance du documentaire, ni même à l’effet de quotidienneté, pour raconter le travail de l’ombre de ces petites mains auxquelles Wang Bing offre un récit, un visage, une existence politique et un avenir.