featured_jojo-rabbit

JOJO RABBIT

Jojo est un petit allemand solitaire. Sa vision du monde est mise à l’épreuve quand il découvre que sa mère cache une jeune fille juive dans leur grenier. Avec la seule aide de son ami aussi grotesque qu’imaginaire, Adolf Hitler, Jojo va devoir faire face à son nationalisme aveugle.

Critique du film

Dans les années 30, le comédien américain Groucho Marx reçut une place d’exception à l’American Country Club, une organisation sportive privée, réservée à la haute société américaine. Groucho fut en effet une « exception », car le club était interdit aux juifs. D’ailleurs, l’accès à la piscine lui était toujours refusé. Marié avec une chrétienne, Marx fit alors la remarque suivante aux dirigeants du club : « Ma fille n’est qu’à moitié juive. Peut-elle donc se baigner jusqu’aux genoux ? »

Le rire face à l’horreur

L’humour comme réponse à l’absurdité (monstrueuse) du monde, voilà l’un des thèmes qui anime le cinéma de Taika Waititi, et qui est au cœur de son dernier film, Jojo Rabbit, dont l’histoire se situe pendant la Seconde Guerre Mondiale, en Allemagne nazie. Le héros éponyme, de son vrai nom Johannes Betzler (Roman Griffin Davis), est un membre enthousiaste des jeunesses hitlériennes. Grand admirateur d’Hitler, il s’en est fait son compagnon imaginaire (Taika Waititi), reflet absurde et burlesque de la monstrueuse idéologie à laquelle le jeune garçon croit passionnément. Mais un jour, sa vie bascule lorsqu’il découvre que sa mère (Scarlett Johansson) abrite chez eux une jeune juive du nom de Elsa Korr (Thomasin McKenzie). D’abord hostile à sa présence, Jojo va voir sa conception du monde évoluer, à mesure que le régime nazi se délite face aux alliés.

Le film porte bien son titre, car son dispositif visuel et dramaturgique part entièrement de Jojo. En effet, ce que nous voyons à l’image émane d’un processus de subjectivation du point de vue du personnage, d’une part en tant que nazi, et d’autre part en tant qu’enfant. D’un côté, il y a l’idéalisation du nazisme et la considération de la violence antisémite comme allant de soi, de l’autre, une innocence enfantine aussi joyeuse que glaçante, par contraste avec l’environnement dans lequel Jojo évolue. S’ajoute à cela une américanisation satirique des personnages, dont le flegme rappelle à la fois l’écriture comique de Waititi (Flight of the Conchords, What We Do in the Shadows), ainsi que la légèreté presque naïve d’une comédie à la Michael Schur. On revient alors à l’enjeu de départ : le rire face à l’horreur.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la satire n’élimine pas la monstruosité : elle est là, visible dès le départ à l’écran, au travers de cette extraordinaire séquence de camp d’endoctrinement. Au programme : cours de reconnaissance de juifs, lancer de grenade, et camaraderie « joviale » dans la forêt. Jojo ne voit pas l’horreur, et ce camp est pour lui un camp de vacances. L’inconséquence de son point de vue fait rire, car l’« évidence » idéologique criarde dans laquelle il se fourvoie est tellement exacerbée qu’elle est toujours ridicule. Une évidence dont se moque avec finesse Elsa, qui se joue du jeune nazi lorsque celui-ci lui demande avec beaucoup de sérieux pourquoi elle n’a pas de cornes. À ce titre, Roman Griffin Davis et Thomasin McKenzie livrent chacun une prestation assez remarquable, toute en naïveté pour l’un, toute en gravité pour l’autre.

La question du point de vue

La symétrie des plans, combinée aux couleurs pastels presque joyeuses des costumes et des décors, est également symptomatique du point de vue de Jojo, totalement hors sol par rapport à la réalité. Il y a presque une impression de maison de poupée à la Wes Anderson, mais qui est ici tordue en une idéalisation pathétique du monde par les personnages et par le régime nazi. Comme une sorte de romantisme enfantin, aux décors (et aux uniformes) en carton-pâte, cachant à peine l’horreur qui est à l’oeuvre.

Jojo Rabbit

(attention la suite de l’article contient plusieurs spoilers)

Le film de Waititi invite son personnage principal à voir au-delà des apparences, geste évident pour nous dès les premières secondes de visionnage, mais qui relève pour Jojo d’un long processus de décrassage idéologique. L’une des très belle idées du réalisateur a été d’incarner ce basculement psychique avec une scène qui, contrairement au reste du film, ne montre pas tout de façon éclatante. Au travers d’une synecdoque visuelle absolument bouleversante, l’image en question nous suggère la partie d’un tout qui s’effondre pour le jeune garçon : son monde, c’était sa maman, et le monde pour lequel il s’est battu jusqu’alors l’a prise brutalement. La rupture de ton est violente, la sidération est totale. À ce moment précis du film, Jojo est un petit garçon comme les autres, pleurant sa solitude à chaudes larmes. Alors que Rosie Betzler pensait avoir perdu son fils, c’est finalement lui qui la retrouve au moment même où il la perd.

S’en suit une dure confrontation au réel, où Jojo se doit de survivre dans une ville de Berlin qui s’effondre. Au moment des derniers combats, le film conserve la subjectivation du point de vue. Cependant, Jojo n’est plus acteur mais spectateur de l’inconséquence irrationnelle du nazisme, ébahi devant la tenue excentrique du capitaine Klenzendorf (Sam Rockwell), qui arbore fièrement sa cape rouge et ses plumes d’oiseaux sur le champ de bataille. Comme en écho aux pensées intérieures du héros, son meilleure ami Yorki (Archi Yates), affublé d’un uniforme trop grand et d’un lance-roquette trop lourd, déclare de façon innocente : « Je crois qu’on nous a caché des choses ». Ils ont désormais les yeux grands ouverts.

Jojo Rabbit est un donc un film au dispositif intelligent, même s’il tombe parfois dans un didactisme un peu surligné, ainsi que dans un horizon dramaturgique assez programmatique. Son humanisme, par ailleurs louable, le pousse aussi à certains contre-sens, comme par exemple la soudaine bonté du personnage de Sam Rockwell, dont le chemin de conscience est trop abrupte pour être crédible, et qui n’a d’ailleurs pas grand intérêt dans le récit.

On pourrait trouver à redire ici ou là, mais il n’en demeure pas moins que le film de Waititi est une solide proposition de cinéma, rappelant la malice d’un Groucho Marx, la satire d’un Peter Sellers, ainsi que l’humanité burlesque d’un Charlie Chaplin.

Bande-annonce

29 janvier 2020 – de et avec Taika Waititi, et Roman Griffin Davis, Scarlett Johansson, Thomasin McKenzie


Présenté en clôture du festival Un état du monde au Forum des Images