JOKER
Véritable objet de fascination, le Joker de Todd Phillips exerce un pouvoir d’attraction inédit. De son Lion d’Or surprenant à Venise – rares sont les films inspirés de comics book à être célébré de la sorte -, à l’unanimité critique dithyrambique, en passant par la peur fantasmée du film d’incels, nul doute que le long-métrage aura vécu un parcours hors du commun, couplé à un matraquage marketing qui en fait un succès quasi-instantané. Un film bâtard, un film d’auteur maquillé sous les traits d’un projet grand public.
Force est d’admettre que Joker constitue en soit une anomalie dans le paysage Hollywoodien, où la manufacture super-héroïque produit des objets lisses et conformes. Il est même rafraîchissant de se confronter à un objet aussi déstabilisant, qui s’oppose radicalement à la glorification américaine des produits du genre. Affublé d’une restriction et d’un avertissement, Joker s’impose alors comme l’enfant terrible, faisant jaillir autour de lui son lot de fantasmes et de craintes. On se réjouit sincèrement de voir un film oser jouer avec les frontières morales, piétinant allègrement nos attentes de spectateur.ice.s. Le film possède un magnétisme indéniable, qui capte toute l’attention avec une mise en scène implacable, une performance (trop) calibrée de Joaquin Phoenix et une musique envoûtante signée Hildur Guðnadóttir.
Pourtant, l’ensemble agit comme une poudre aux yeux, dont l’effet devient réversible une fois les lumières allumées. Le film laisse un goût amer, presque confus, qu’on ne parvient pas immédiatement à identifier. Et plus le temps passe, plus les traits s’épaississent. Joker n’est pas un mauvais film, mais n’est pas le chef d’oeuvre annoncé. Si l’on est parfaitement conscient de l’intention de Todd Phillips de capter la naissance du mal, à travers ce point de vue exclusif, le film souffre de certains choix qui alourdissent l’ensemble. Voulant à tout prix retranscrire l’acharnement violent de la société envers Arthur Fleck, le film s’engage à vouloir répéter en boucle les mêmes effets, parfois jusqu’à l’ennui. Trop long pour ce qu’il raconte, Joker martèle son propos à l’excès, illustrant chacun de ses choix dans des flashbacks sur-explicatifs. On est pris par la main dans un cauchemar faussement nébuleux, qui souligne chaque rouage, ne laissant que trop rarement la place à ses spectateur.ice.s.
“The Hero we deserve“
On ressent Joker comme un film adolescent, dont la colère légitime demeure encore trop inconsistante et brouillonne dans son expression. Profondément irrité par la société américaine, perçue comme un nid d’intolérance et de violence, Todd Phillips effleure la question du welfare state qui abandonne les plus démunis dans une indifférence collective, tandis que les riches continuent de s’enrichir. On regrette amèrement de voir que Todd Phillips n’emprunte jamais totalement les pistes qu’il lance, faisant de son Villain un personnage “apolitique”, quand bien même le film brûle d’une rage bel et bien politique. Le propos est facile – une société méchante à l’origine de ses propres monstres -, déjà vu et revu. Le film souffre en permanence d’un mauvais équilibre entre ses idées géniales, et son traitement bancal.
Bien conscient que le film fait de son vilain un monsieur-tout-le-monde ordinaire, qui ressemble aussi bien à un tueur de masse dans une école aux Etats-Unis, qu’à un fasciste qui se découvre, Joker paraît pourtant confus dans son discours, voire contradictoire. Le cinéma ne délivre pas un “message” comme l’on distribue un tract politique dans la rue. Beaucoup s’accordent à penser Joker comme neutre dans son expérience de la morale, comme si le film se voulait lui-même spectateur de la descente aux enfers de son vilain. Il semble assez naïf de la considérer ainsi, et le film souffre profondément d’une écriture indécise, loin de l’idée chaotique qu’elle voudrait provoquer.
Le chaos et la morale
La morale n’a pas sa place au cinéma. Il n’empêche en rien que l’on peut déconstruire son propos, sans en juger de la bienséance de celui-ci. Lorsque Arthur Fleck devenu Joker, s’adresse face caméra à son public, aussi bien fictif que métatextuel, il l’accuse d’être juge du bien et du mal de la société. Sans doute cette vision n’est pas légitime si l’on considère qu’une oeuvre n’appartient pas à son auteur, elle apparaît pourtant plus nettement lorsque l’on considère qu’il existe un dialogue entre son créateur et ses spectateur.ice.s.
Ainsi, lorsque Todd Phillips se plaint dans une interview accordée à Vanity Fair d’une difficulté à faire de la comédie à cause d’une culture woke, on ne peut que s’interroger sur l’effet miroir qu’il projette sur le film. Si l’on ne peut entrer dans la sempiternelle question de la séparation de l’auteur et de l’oeuvre à laquelle on ne peut apporter une réponse convaincante, on ne peut néanmoins nier que cette lecture est possible (et non absolue). À l’inverse d’un Orange Mécanique qui exerçait le cheminement contraire – d’abord confronté à la cruauté des actes, on s’éprend d’empathie pour un personnage victime des institutions politiques -, cette lecture rejette la responsabilité sur une mouvance politique majoritairement progressiste.
Oeuvre contradictoire, n’embrassant jamais pleinement sa réputation sulfureuse, Joker est un film aussi bien fascinant qu’il est agaçant, se complaisant trop souvent dans une facilité superficielle. Un film paradoxal dans ce qu’il montre et ne veut pas montrer, et qui laisse dans ce même sentiment d’entre-deux, ni de rejet, ni d’adoration. Un (bon) film qui voudrait prétendre à plus grand.