JURASSIC PARK
Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un thème cinématographique ou audiovisuel qui lui est cher. Pour ce quarante-quatrième rendez-vous, nous accueillons parmi nous Perrine Quennesson, journaliste pour plusieurs médias, dont notamment CinémaTeaser, 7e Science, ou encore Trois Couleurs ou Première. C’est son amour pour Jurassic Park qu’elle a voulu mettre à l’honneur dans sa tribune, un film déclencheur de passion, fondation de nombreuses cinéphilies pour la génération qui a eu la chance de le découvrir enfant ou adolescent.
Carte Blanche à… Perrine Quennesson
Des puces et des hommes
Des dinosaures avant, des dinosaures après. Quand cette scène surgit dans Jurassic Park, elle détonne. Les seuls dinosaures qu’on y voit sont en peluche. Même si l’apaisement est de mise à ce moment du film, si, de leur côté, Alan, Lex et Tim qui viennent d’échapper au T-Rex ont un moment de répit dans les arbres auprès des brachiosaures, cette séquence qui réunit John Hammond (Richard Attenborough), fondateur de Jurassic Park, et Ellie Sattler (Laura Dern), paléobotaniste, parait particulièrement hors du temps. Pas de cri, pas d’angoisse. Pas de course pour la survie ou de bras arraché. Pas de sarcasme balancé par Ian Malcolm ou de réflexion pessimiste de la part d’Alan Grant.
Un moment suspendu où les cœurs s’ouvrent, où l’adrénaline laisse place à l’émotion qui déborde, contenue jusqu’alors par la peur ou l’émerveillement. Une respiration qui brûle les poumons par sa franchise, juste avant que l’action ne reprenne de plus belle, soulignée par la magnifique partition de John Williams qui en capture la délicatesse. Où Steven Spielberg prend le temps de poser le véritable équation de son film, dont le reste du long métrage est la démonstration, où il montre qu’il est très conscient de sa propre œuvre, et où il nous donne à nous, spectateurs, matière à réfléchir.
Elle débarque au deux tiers du film. John Hammond et Ellie Sattler viennent de récupérer un Ian Malcolm blessé tout en réchappant de justesse à un sprint contre le T-Rex. Dans ce qu’on devine être un réfectoire, John, seul, mange des glaces sur le point de fondre. Rejoint par Ellie, ils entament une discussion, à priori anodine.
John Hammond, visionnaire, grand enthousiaste rêveur et véritable entertainer né, y raconte comment, dans sa jeunesse en Écosse, il avait créé un cirque de puces. Entièrement motorisé, ce petit chef d’œuvre d’ingénierie de foire suscitait la curiosité et l’enchantement. C’est de là que vient Jurassic Park, de cette même volonté de divertir et de surprendre mais cette fois sans la part d’illusion, propre à tout magicien. Un tour dont on verrait le truc, où la magie serait palpable car concrétisée par la science. La rencontre ultime entre le croire et le voir. Un doux rêve, pieux s’il en est, basé sur la plus pure des intentions. Mais un rêve tout de même comme le souligne une Ellie à bout de nerfs.
L’illusion est toujours là mais cette fois c’est le coup de l’arroseur arrosé. Le spectateur n’est plus celui qui se fait avoir, mais le créateur. L’illusion est celle du contrôle. Rejouant le mythe de Frankenstein, ou, avant lui, de Prométhée, où le créateur est dépassé par sa propre créature, Steven Spielberg ne blâme pas pour autant le rêve ou même la possibilité de le réaliser, il ne s’en prend pas au développement scientifique et à la quête de savoir, mais questionne le « faire ». Est-ce que si l’on peut, on doit? Et si oui, pour quelles conséquences? Plus que la déontologie, le cinéaste s’inquiète de la toute puissance ressentie par ceux qui ont le pouvoir de faire. Quand l’Homme se prend pour Dieu. Car s’il maitrise la mécanique, l’Homme joue en réalité avec un pouvoir dont il ne possède pas tous les codes : celui de la nature et plus encore, de la vie.
Qui trouve toujours un chemin comme le répète Ian Malcolm. Steven Spielberg démontre ici que le vrai danger ne sont pas les dinosaures mais la vanité qui rejoue, sans cesse, une misérable farce vieille comme le monde, dont l’humanité est toujours le dindon. Un danger d’autant plus grand quand, comme John Hammond, l’Homme pense pouvoir commander le vivant comme il commande des objets mécaniques. Tout le pouvoir, tout le savoir, tout l’argent du monde (« J’ai dépensé sans compter ») ne sauraient dompter la force vitale (que chacun nomme comme il le souhaite). Plus qu’une critique, Steven Spielberg produit ici une mise en garde.
Loin de se sentir supérieur, Steven Spielberg parle aussi de son propre travail. Qu’est-ce que le film Jurassic Park si ce n’est un autre cirque de puces ? L’illusion, grâce à la 3D et aux animatroniques, de voir des dinosaures pour de vrai. Qu’est-ce que ce long métrage si ce n’est un autre Jurassic Park ? Le réalisateur en apparente toute-puissance, au contrôle du monde qu’il a créé et qui va le dépasser. Ce qu’il induit dans cette scène est aussi la conséquence de ce tour de magie sublime et grandiloquent, une conséquence à la bassesse aussi mercantile que ceux qui souhaite faire de l’argent avec le parc. Une bassesse dont Spielberg n’est pas dupe et dont il se sait l’instrument et le complice.
La scène s’ouvre ainsi sur des objets marketing liés à l’attraction Jurassic Park qui auraient dû être vendus aux touristes. Un clin d’œil à l’énorme battage marketing et le merchandising à outrance autour du film orchestré par Universal & cie. Aussi rêveur et talentueux que l’est John Hammond, Steven Spielberg a cependant totalement su intégrer la phrase d’André Malraux : « Le cinéma est un art ; et par ailleurs, c’est aussi une industrie. » Une pertinence qui lui permet de faire de Jurassic Park un véritable objet méta et réflexif.
Cette réflexivité s’étend d’ailleurs au spectateur. Les deux « leçons » précédentes sont également valables pour nous, touristes potentiels du parc et public du film. Avec Jurassic Park, Steven Spielberg nous invite à nous poser la question de la réalisation de nos désirs, aux conséquences de celle-ci, ou plus simplement nous pousse à un temps de pause. Dans un quotidien à 100 à l’heure, où le « faire » prime parfois sur le « savoir faire », le cinéaste nous propose de lever le pied et de contempler l’illusion sur laquelle s’installe ce que l’on pense être la « bonne manière ». Cette discussion à deux est aussi une façon de nous engager à regarder un même événement sous deux angles différents, un de celui qui fait et un autre de celui qui subit. Ils se regardent à chaque bout de la table et doivent apprendre à s’ajuster autour d’une glace.
A l’instar de l’émerveillement produit par les effets spéciaux de ce film, la scène du cirque de puces est une séquence qui ne vieillit pas. Elle ne cesse cependant d’accompagner et de hanter celui ou celle qui a su la regarder attentivement, soit comme le mètre étalon d’une réflexion qui n’est jamais surannée. Et qui fait de Jurassic Park le patron du parfait blockbuster. Et mon film préféré (au cas où ça n’était pas clair).
Perrine Quennesson
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