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KAGEMUSHA, L’OMBRE DU GUERRIER

En 1573, le Japon est le théâtre de guerres incessantes entre clans rivaux. Le plus puissant de ces clans est commandé par Shingen Takeda. Au cours du siège du château de Noda, Takeda est blessé à mort par un tireur embusqué. Pour éviter que son clan perde de sa cohésion dans des luttes intestines, Shingen demande que sa mort reste cachée pendant trois ans. Un ancien voleur, épargné pour sa ressemblance avec le seigneur de la guerre, fait alors office de doublure avec la complicité des généraux, afin de duper leurs nombreux ennemis à l’affût.

Cycle Palmes d’Or

Il y a peut-être dans le sujet principal de Kagemusha le deuil d’un acteur. Toshiro Mifune avait endossé le premier rôle de nombreux longs-métrages précédents d’Akira Kurosawa, mais leur collaboration fructueuse cessa en 1965 après le tournage de Barberousse, à la suite, dit-on, d’une profonde dispute. Au moment de lancer la production de son nouveau film historique, Kurosawa était donc privé de son visage fétiche, celui qui avait incarné pendant presque deux décennies voyous et figures d’autorité, et, lorsque les deux étaient réunis, le guerrier samurai idéal. Qui d’autre pouvait incarner le daimyo Shingen Takeda, chef de clan du XVIe siècle cherchant à prendre le contrôle de la capitale Kyoto ? Personne. Il fallait que la question de la doublure entre en jeu, avec ce qu’elle implique de simulation et de distanciation, pour que la chose soit possible. Tout comme le « guerrier de l’ombre » du titre, sosie opportun, va prendre la place de Takeda mortellement blessé au combat, un autre acteur va se glisser dans ce rôle de chef de guerre qui aurait été taillé pour le grand interprète des films de Kurosawa.

Le choix s’est donc porté, avec beaucoup de justesse, sur Tatsuya Nakadai. Acteur-anguille par excellence, glissant avec facilité d’un personnage et d’un registre de jeu à l’autre, tout spectateur occasionnel de cinéma japonais le connaît sans le reconnaître, le « c’est donc lui ! » venant toujours après la séance, lorsqu’on recompose sa filmographie et fait le lien entre plusieurs longs-métrages. La figure transparente de Nakadai s’aligne ainsi naturellement avec le sujet du double, jusqu’à charger d’ambivalence l’unique gros plan qui lui est consacré. Survenant au moment où le frère de Shingen Takeda dévoile le visage du sosie pour le présenter aux généraux du clan, cette image perd toute capacité d’identification : ce n’est pas l’individu que les militaires observent médusés, mais sa ressemblance avec le défunt.

Au croisement du récit et de la mise en scène, Kurosawa ouvre une brèche vers un autre réel, où l’absence se superpose avec ce qui est physiquement présent. Le sosie, au moment où il est officiellement présenté, est déjà double, déjà substitution (armure de samurai, air sérieux) du chef de clan disparu. Le cinéaste réalise la prouesse de nous faire voir directement, pour la première fois, le visage de Tatsuya Nakadai (l’interprète) en lui-même et pour lui-même, et d’en même temps déplacer le sens de l’image en nous faisant réaliser que Tatsuya Nakadai (le sosie) ressemble décidément énormément à Tatsuya Nakadai (le daimyo disparu). La représentation se trouve ainsi repliée sur elle-même… jusqu’au plan suivant, où la silhouette du double s’affaisse, son expression change, et la représentation s’effondre, trahissant le rôle qu’il s’efforçait de jouer.

Kagemusha

C’est là le cœur du récit : les fluctuations de jeu du kagemusha sont scrupuleusement observées par les spectateurs comme par les personnages devant lesquels il se présente. Kurosawa s’amuse à plusieurs reprises du suspense du faux pas, de la réaction inadéquate qui pourrait trahir les origines roturières du double face au protocole de la cour dans lequel vivait le daimyo. Nœud dramatique de plusieurs séquences (la présentation au petit-fils de Takeda, le repas avec les concubines…), cette situation constitue la ramification la plus visible du fait de jouer un rôle et de se conformer à une représentation, mis en abîme tout au long du film.

Le sujet revient avec une importance inégale, parfois comme pastille humoristique (les balayeurs qui préparent le chemin d’arrivée des militaires), parfois comme articulation scénaristique (l’artilleur qui prépare de jour la visée d’un point précis pour pouvoir la répéter à l’identique de nuit et atteindre sa cible) et s’incarne autant dans la construction de l’espace cinématographique que dans la scénographie des personnages. L’utilisation de la profondeur de champ de Kurosawa, qui d’ordinaire met en place une interaction entre le mouvement au premier plan et celui à l’arrière-plan, se retrouve ici conditionnée par l’idée du secret à garder. Rarement aura-t-on vu autant de portes coulissantes ouvrir ou fermer l’espace, créant une sphère intime où le relâchement est possible – une forme de coulisses de la représentation dont on donnerait l’accès au spectateur – ou bien rouvrant soudain le lieu au monde extérieur, reconfigurant ce qui peut être dit et vu.

Kagemusha

Par ailleurs, la distance modeste avec laquelle la caméra embrasse l’action, toujours de façon à accorder autant d’importance à l’environnement qu’aux différents personnages qui s’y trouvent, laisse place à toutes les amplitudes de gestes et toutes les réactions possibles, prévues ou imprévues (le page qui pleure la mémoire de son maître, le casque que le sosie place subitement sur la tête du petit-fils…). En phase avec l’idéal humaniste du cinéaste, l’organisation de la scénographie a quelque chose de profondément démocratique, dans le sens ou chaque personnage secondaire a l’occasion au moment opportun de briller de toute son existence – une certaine filiation avec le cinéma de Jean Renoir, à la différence que, chez Kurosawa, les déplacements souples et en même temps chorégraphiés des interprètes se rapportent à une convention de représentation, à une tricherie avec le réel.

Mais plus encore que le mouvement, c’est dans l’emploi de la couleur que l’approche de la représentation de Kagemusha est la plus expressive, la plus à nue. Son utilisation comme matière graphique, héritée verticalement de la peinture que le cinéaste a longuement pratiquée, aide à la construction d’images ou de scènes légèrement déchevillée de la réalité photographique, et ce peu importe leur sujet. La célèbre scène de rêve, dont un article entier ne saurait restituer le tumulte, ne se distingue pas tant, en ce sens, des ciels incroyablement rouges ou du vert mystérieux des scènes de nuit : ces apparitions chromatiques frappent directement l’esprit sans passer par la médiation du langage, sur un registre esthétique qui leur est propre. Elles sollicitent des affects profonds, informulés, avec une évidence coupant court à tout discours complémentaire, mais dont la capacité de signification résonne avec la clarté exemplaire du récit et l’incarnation saisissante de tous les personnages à l’écran.

Kagemusha

Ainsi, Kagemusha emprunte à l’art de la peinture une idée de la couleur, mais certainement pas une idée du « pictural » : la fixité des cadres n’est jamais le lieu d’une affirmation d’une image autonome qui pourrait être contemplée séparée de son montage. Au contraire, le mouvement, qu’il soit l’expression naturelle de l’environnement (le vent mauvais lors d’un conseil de guerre) ou le résultat de la comédie humaine qui s’y déroule, reste le motif privilégié et inlassable de ce long-métrage et du cinéma d’Akira Kurosawa en général. À ce titre, la petite routine des personnages qui ouvrent et ferment les portes est autant un outil narratif qu’un moyen de créer des courants d’airs, d’oxygéner le cadre, de le rendre vivant.

En comparaison avec les autres films d’époque de Kurosawa – La Forteresse cachée et son souffle d’aventure, Rashomon et ses intrigues à tiroirs, Yojimbo et sa structure de western – Kagemusha semble réduire son dispositif, réduire son rythme, aller vers une épuration des formes pour observer les infimes variations de paroles, de gestes, d’émotions. S’attelant avec beaucoup de justesse à la question de la représentation et de la mise en abyme, il ne s’y épuise toutefois pas et élargit progressivement l’éventail de ses sujets, écrits comme formels. Le film opte pour un long crescendo silencieux, épousant respectueusement la progression de son scénario, qui aboutit avec fracas à une longue scène de conflit armé. « La Montagne s’est levée » s’exclame le seigneur rival, et la mise en scène se dresse soudain debout. Que la force tranquille de la mise en scène de Kagemusha puisse brusquement retourner au fatum shakespearien des précédents Kurosawa nous laisse sonnés : la mort conjurée par le double, longuement repoussée par le clan Takeda, vient mettre un terme à la représentation. Il faut se méfier de l’eau qui dort.


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Rétrospective spéciale Palmes d’Or