KASABA
Turquie, un petit village dans les années 70. Au fil des saisons, deux enfants se frottent au monde adulte, à sa complexité et à sa cruauté…
Critique du film
Kasaba (traduction turque de « petit village ») s’ouvre sur une séquence d’innocence pure : des enfants font une bataille de boules de neige et laissent l’allégresse les envahir. Mais lorsqu’un handicapé passe près d’eux, il devient la cible de leurs tirs, première alerte d’un village loin d’être aussi blanc que la neige qui le recouvre. Sorti en 1997, le long-métrage multiprimé de Nuri Bilge Ceylan n’a jamais été distribué en salle en France, jusqu’à cet été 2023. Le cinéaste turc le plus connu de sa génération bénéficie depuis Winter Sleep (2014) d’une certaine renommée. Dix-sept ans auparavant, le réalisateur annonçait le début d’une grande carrière avec un premier long-métrage d’une surprenante maîtrise. À commencer par une scène à la poésie contagieuse.
Dans une salle de classe, les élèves se laissent bercer par les petits événements qui s’accumulent. Tour à tour, ils soufflent sur une plume pour qu’elle ne touche pas le sol. Ils se moquent d’un élève arrivé en retard et trempé. Les gouttes tombant des chaussettes, mise en hauteur pour sécher, hypnotisent une élève, plus tard humiliée à cause de l’odeur de son goûter. Entre deux lectures de textes sociétaux et familiaux, un chat s’attarde à la fenêtre et attire tous les regards. Un moment hors de toute temporalité. Les rêves inondent la pièce et déjà l’hiver s’achève.
Voilà le printemps, ses animaux, sa beauté, son insouciance. La caméra de Ceylan s’immisce dans le quotidien de ses deux protagonistes frères et sœurs, Alli et Hulya. Le cinéaste capture l’instantanéité avec une délicatesse inspirante. Malgré des moyens techniques extrêmement limités, il nous ramène à l’essence même de la réalité. Après avoir rapidement appris à filmer auprès d’un ami qui a fini par lui prêter sa caméra, le réalisateur s’est lancé dans l’aventure Kasaba, n’employant aucun acteur professionnel et préférant ses proches, dont ses parents, également présents dans ses deux films suivants. Sans la capacité technique de capturer le son en même temps que l’image, tout a retravaillé en studio derrière. Certains dialogues sont mal synchronisés, mais l’atmosphère de ce modeste village et tous les bruits qui l’animent hypnotisent tant que ce détail est rapidement oublié. Le noir et blanc fortement contrasté du long-métrage lui donne un cachet puissant, calciné comme le maïs grillé au feu de bois.
Au pays des songes
L’intégralité du film de Ceylan s’articule autour d’une scène particulière : dans la forêt, les trois générations d’une famille sont rassemblées autour d’un feu. Les enfants restent muets et intègrent les dialogues des adultes, de l’histoire maladroitement racontée d’Alexandre Le Grand aux remarques sur l’inflation constante. Une séquence volontairement bavarde, dont les propos ne sont jamais jugés. Que l’on soit d’accord ou non avec les déclarations du père importe peu, car Ceylan choisit le prisme de la neutralité. Ces paroles n’ont pas vocation à refléter la pensée du cinéaste, mais simplement d’exister. Les enfants les ingurgitent, les croient peut-être, les rejettent parfois. Saffet, leur oncle, se plaint de ne plus contrôler son destin. Il sera bientôt comme ceux qu’ils exècrent, à ressasser le passé sans aucune perspective d’avenir.
Plus tard, l’immense dialogue entre le père et son fils, le premier accusant le second de manquer d’ambition, a beau se conclure sur une dispute entre les deux hommes, il aura eu comme conséquence immédiate de marquer les esprits de deux enfants en quête d’un rêve dont ils ne connaissent pas encore la nature. Ceylan profite de cette discussion pour filmer le visage de la mère, toujours en retrait. Les larmes coulent le long de ses joues, les flammes se reflètent dans ses yeux. Un gros plan sur son visage capture l’implacable tristesse de cette femme hantée par les regrets.
Malgré quelques longueurs et les maladresses inévitables d’un premier film, Ceylan signe avec Kasaba une immense œuvre, qui se conclut sur les rêves de chacun. L’un espère partir, l’autre regrette d’avoir condamné une tortue quelque temps plus tôt, la dernière imagine la mort de son grand-père, qui souhaite pourtant vivre « au moins vingt ans de plus ». Et alors que la main de Hulya, plongée dans un ruisseau, est incapable de stopper le cours du temps, le cinéaste nous rappelle qu’il n’y a pas plus crucial que l’éphémère.