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KUSAMA : INFINITY

La Bobinette flingueuse est un cycle cinématographique ayant pour réflexion le féminisme, sous forme thématique, par le prisme du 7e art. À travers des œuvres réalisées par des femmes ou portant à l’écran des personnages féminins, la Bobinette flingueuse entend flinguer la loi de Moff et ses clichés, exploser le plafond de verre du grand écran et explorer les différentes notions de la féminité. À ce titre, et ne se refusant rien, la Bobinette flingueuse abordera à l’occasion la notion de genre afin de mettre en parallèle le traitement de la féminité et de la masculinité à l’écran. Une invitation queer qui prolonge les aspirations d’empowerment de la Bobinette flingueuse.

Aux arts, citoyennes !

« Je cherche l’énergie de la vie et j’en fais de l’art ». Ces mots, ce sont ceux de Yayoi Kusama, artiste japonaise longtemps occultée de la scène contemporaine de par son sexe et sa race. Une voix à l’image de la voie tracée par cette femme : passionnée, déterminée, poétique mais aussi tourmentée, au point que l’art ait failli être privé de cette énergie prématurément. Afin de réhabiliter l’importance de cette dernière dans la création plastique de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, ainsi que de lever le voile sur l’art contemporain en tant qu’espace de coercition genré, Heather Lenz retrace le parcours de la dame aux pois en se concentrant en grande partie sur sa période New Yorkaise de 1958 à 1973. Car la réalisatrice a « eu le sentiment que sa contribution à l’art américain n’avait pas été reconnue à sa juste valeur ».

Le long-métrage ne fait que donner raison à ce frustrant sentiment de spoliation. Née en 1929 dans un petit village japonais, grandissant dans une famille dysfonctionnelle à l’éducation conservatrice et en pleine Seconde Guerre mondiale, elle s’installe à New York à la fin des années 1950 avec la conviction de devenir artiste. À la croisée entre le pop art et l’art minimaliste, Kusama détonne dans le paysage contemporain faisant preuve d’un talent avant-gardiste, au point que le pape Andy Warhol n’hésitera pas à reprendre, en toute impunité, l’une de ses idées ainsi que Lucas Samaras, faisant fi d’un copyright sur une forme de propriété artistique et sans que cela ne soulève la moindre indignation. Kusama – Infinity se transforme ainsi en « travail de mémoire » comme le précise Heather Lenz afin de déjouer l’effet Matilda, concept né sous la plume de Margaret W. Rossiter, historienne des sciences, dans les années 1980 pour mettre en lumière « l’élimination ou la minimisation récurrente des femmes de la mémoire collective * ».

Kusama
Une histoire d’alors écrite au masculin que le documentaire tente de rendre plus juste. Mais à y regarder de plus près, et même si aujourd’hui Kusama jouit de la reconnaissance mondiale qui lui revient, le monde de la culture est encore incarné par l’homme, souvent blanc. Et ce n’est pas le paysage cinématographique qui pourra se dédouaner de ce fâcheux constat. Hors-mis quelques films, dont Frida (2002), Für (2006) ou encore Big eyes (2014) pour ne citer qu’eux, le 7e art fait la part belle ces dix dernières années à la peinture à travers…des peintres. Ou tout du moins l’écho médiatique en est bien plus retentissant. En témoigne cette liste non exhaustive : Renoir (2013), Mr Turner (2014), Rodin, Gaugin et Egon Schiele (2017), Van Gogh et Basquiat (2018)…Certains d’entre eux ont d’ailleurs déjà bénéficié de plusieurs films. La fiction y est légion le matériel documentaire pour ces artistes étant aujourd’hui pléthorique, que ça soit au cinéma ou dans d’autre domaine.

Un champ artistique phallocentrique que la palme d’Or à Cannes en 2017 The Square décrit parfaitement, explicitant les propos de l’historienne féministe Marie-Josèphe Bonnet : « la reconnaissance du talent artistique des femmes dépend bien plus du politique que de leur génie propre ». L’art du patriarcat persiste, mais l’ère matriarcale entend bien déjouer ses techniques pernicieuses qui masque la forêt artistique féminine.

L’art d’ invisibiliser

L’ invisibilisation des femmes artistes ne datent pas d’hier : en 1860 au Salon de Paris était recensé 1000 femmes contre 4400 hommes, et ce plafond de verre existe toujours. En 1972 au Grand Palais à Paris, l’exposition collective « 12 ans d’art contemporain : 1960-1972 » mettait à l’honneur deux femmes et 103 hommes ! Tandis que l’article La reconnaissance des femmes artistes : pousse-toi, tu fais de l’ombre à monsieur révèle que la présence des femmes dans les musées européens entre 2007 et 2017 était de 9% dans les collections et de 12% pour les expositions. Il faut croire que la misogynie à de beaux jours devant elle dans le milieu de l’art.

Une exclusion que Heather Lenz expose en toute simplicité à travers le combat de Yayoi Kusama pour faire face à ce stéréotype de genre dans une sphère élitiste non-inclusive, qui de surcroit, frelatait le racisme. Assimilée à un objet exotique, Kusama a tenté d’en jouer afin de renverser l’échiquier politico-artistique mais n’y parviendra qu’à la fin des années 1980, début d’une légitimité en galerie et dans les musées avec des expositions personnelles.

Le documentaire fait ainsi démonstration des rapports de domination qui s’opèrent lorsque la race, le genre et la classe s’imbriquent et donne une définition ludique de l’intersectionnalité. Si la genèse du mot revient au milieu afro-féministe américain, il apparait aujourd’hui que le terme s’élargit à d’autres identités réfutant « le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la différenciation sociale que sont les catégories de sexe/genre, classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle ». Heather Lenz ne dresse pas uniquement le portrait d’une artiste au génie créateur mais le visage d’une société qui a et qui continue de pousser hors du cadre les femmes, surtout si elles ne sont pas blanches, et narre par la voix de Kusama comment ces interactions reproduisent des inégalités inlassablement.

Kusama : Infinity porte un regard de femme sur une artiste femme, déjouant les pièges du male gaze (merci le Guardian et son journaliste qui espérait notamment avoir plus de détails sur la vie sexuelle de l’artiste, sic !), pour un documentaire poétique loin de toute vision belliqueuse malgré l’évocation du racisme, du sexisme et de la stigmatisation des troubles mentaux dont l’artiste souffre. Car au gré de la découverte, la réalisatrice injecte des morceaux d’œuvres : tableaux, films, happenings. Autant de pièces hypnotiques et sensibles où la nudité désacralisée n’est que corps sublimés, où l’amour se loge dans chaque pois. « Je transforme l’énergie de la vie en pois dans l’univers » explique l’artiste. L’infini n’a jamais été si délicat, si combatif, si féministe.

* « Aux grandes femmes, la patrie peu reconnaissante », par Nathalie Peyrebonne, in Causette, Hors-série #10 été 2019, pp. 44-46

Pour aller plus loin

Femmes artistes, artistes femmes : Paris, de 1880 à nos jours de Élisabeth Lebovici


Synopsis

Kusama : Infinity est une ode au parcours semé d’embuches de celle qui est devenue aujourd’hui l’artiste femme la plus reconnue au monde. Fuyant son éducation conservatrice dans un petit village japonais, traumatisée par une famille dysfonctionnelle et les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, Yayoi rejoint les États-Unis en 1957. Étrangère, inconnue et sans attache, elle s’y investit corps et âme dans l’expression d’une créativité longtemps bridée par sa famille. Ne pesant rien dans un monde de l’art aux mains de quelques barons, elle surmonte un à un les préjugés : racisme, sexisme, stigmatisation des maladies mentales et, bientôt, les difficultés liées à son âge. Cette combinaison hors du commun de détermination et créativité en fait une rivale des plus grands dès les années 1960, faisant même de l’ombre au très bankable Andy Warhol ! Toujours surprenante, Yayoi choisit de vivre dans un institut psychiatrique depuis 1977 et, aujourd’hui âgée de plus de 90 ans, continue de créer au quotidien.