L’ABBÉ PIERRE, UNE VIE DE COMBATS
Né dans une famille aisée, Henri Grouès a été à la fois résistant, député, défenseur des sans-abris, révolutionnaire et iconoclaste. Des bancs de l’Assemblée Nationale aux bidonvilles de la banlieue parisienne, son engagement auprès des plus faibles lui a valu une renommée internationale. La création d’Emmaüs et le raz de marée de son inoubliable appel de l’hiver 54 ont fait de lui une icône. Pourtant, chaque jour, il a douté de son action. Ses fragilités, ses souffrances, sa vie intime à peine crédibles sont restées inconnues du grand public. Révolté par la misère et les injustices, souvent critiqué, parfois trahi, Henri Grouès a eu mille vies et a mené mille combats. Il a marqué l’Histoire sous le nom qu’il s’était choisi : l’Abbé Pierre.
Critique du film
Le mot combat se décline au pluriel dans ce film, comme dans la vie d’Henri Grouès : combat contre le nazisme, contre la pauvreté, contre l’injustice, mais aussi parfois contre soi-même : contre sa faiblesse de constitution qui le fait échouer dans la vie contemplative des Capucins, contre ses défaillances et contre la tentation de juger, de condamner des hommes et des femmes rejetés ou qui paraissaient perdus à jamais pour la société.
Il est toujours compliqué d’aborder un film autour d’une telle figure, d’écrire et de réaliser une biographie qui soit fidèle et cinématographiquement réussie, mais aussi difficile de porter un jugement sur un film, en tant que spectateur ou que critique. On a envie d’emblée d’adhérer à l’œuvre, tant le personnage touche et tant les sujets évoqués résonnent intellectuellement et émotionnellement. Le long-métrage de Frédéric Tellier, s’il semble être d’une grande honnêteté, n’évite pas quelques écueils ou maladresses : certaines scènes oniriques détonnent un peu et le film aurait peut-être gagné à durer quelques dizaines de minutes supplémentaires tellement la vie de cet homme a été riche. Certains événements sont évoqués trop rapidement. Il est quand-même question d’un cheminement spirituel, politique et social, qui va de 1937, date à laquelle Henri Grouès quitte la vie monastique, aux années 2000, l’abbé Pierre étant décédé en 2007.
Malgré ces quelques réserves, L’Abbé Pierre, une vie de combats reste avant tout un très beau film qui évite tous les pièges de l’hagiographie pour nous livrer le portrait d’un homme déterminé à mener des combats qui le grandissent, le transcendent. Benjamin Lavernhe livre une composition époustouflante, émouvante et crédible, qui s’autorise également certains traits d’humour bienvenus. Emmanuelle Bercot, dans le rôle de Lucie Coutaz, offre un jeu nuancé tandis que Michel Vuillermoz émeut beaucoup dans le rôle d’un homme qui, alors qu’il a commis l’irréparable et semble perdu à jamais, va connaître un cheminement inattendu de rédemption dont il ne sera pas le seul bénéficiaire.
Des scènes très fortes et une richesse thématique font de cette œuvre à la fois un précieux témoignage et une source de questionnement sur nous-mêmes. On compte des moments magnifiques, comme celui des funérailles de l’enfant, de l’appel à la solidarité sur Radio Luxembourg, mais aussi les scènes de colère et d’indignation. Et il y a ces passages avec les compagnons d’Emmaüs, parfois violents, blessés au plus profonds d’eux-mêmes, mais toujours emplis de vie et de volonté d’en découdre avec l’injustice. La mise en scène, à la fois efficace et sobre, restitue bien l’intensité des situations, l’urgence des enjeux et la cruauté d’un monde et des différentes époques traversées où l’indifférence, l’indolence et la passivité peuvent entraîner des tragédies.
Dans un monde où la nuance est rare, où l’on place des personnes dans des cases, des tiroirs, ce portrait d’un homme qui reconnaissait devoir beaucoup aux personnes qui l’ont côtoyé et soutenu ne porte jamais la marque du manichéisme et les zones d’ombre de l’Abbé Pierre ne sont pas occultées. Mais qui n’en a pas ?
Frédéric Tellier (Goliath, Sauver ou périr) rend également un bel hommage à Lucie Coutaz, secrétaire de l’Abbé Pierre de la seconde guerre mondiale jusqu’à ce qu’elle ne décède en 1982. Elle fut la co-fondatrice du mouvement Emmaüs et a contribué à son développement. Sans elle, sans différents intervenants comme certains compagnons d’Emmaüs, l’abbé Pierre n’aurait sûrement pas pu réaliser tout ce qu’il a entrepris et il était le premier à le reconnaître. C’est aussi un des atouts de ce film que de ne pas tomber dans l’idolâtrie.
On apprend ou on redécouvre des informations dans ce film, comme le fait que l’abbé Pierre avait gagné une somme d’argent à un jeu radiophonique ou qu’il lui est arrivé de mendier, alors qu’il l’interdisait aux personnes qu’il aidait par souci de dignité, afin de récolter de l’argent lorsqu’il n’avait plus ses indemnités de député. Il démissionnera même de ce mandat pour protester contre la répression violente d’une grève qui fit un mort.
Malgré les légères réserves que ce film peut éveiller, surtout chez celles et ceux qui attendent beaucoup de la mise en images d’un tel destin et sont plus dus à des choix formels passagers, L’Abbé Pierre, une vie de combats s’affirme comme un beau moment de cinéma, mais aussi un travail de mémoire essentiel et une réflexion sur ce que sont l’engagement et le dévouement.
Bande-annonce
8 novembre 2023 – De Frédéric Tellier, avec Benjamin Lavernhe, Emmanuelle Bercot, Michel Vuillermoz