L’ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD
Dans un grand hôtel de luxe, un homme (X) tente de convaincre une femme (A) qu’ils ont eu une liaison l’année précédente, qu’il lui a laissé un an de réflexion et qu’il est maintenant temps pour elle de partir avec lui. La jeune femme affirme n’en avoir aucun souvenir. Il va tenter de la convaincre. De plus, X affronte un autre personnage (M), peut-être le mari de l’héroïne, dans une partie de jeu d’allumettes et perd systématiquement.
CRITIQUE DU FILM
Et si L’Année dernière à Marienbad était le plus grand film de tous les temps ? On objectera tout de suite que c’est une question de goût. Bien sûr. Il est simple de réfuter une affirmation aussi péremptoire. Autant développer les arguments.
Poursuivant sa série de collaborations avec de grands auteurs, après Marguerite Duras pour Hiroshima mon amour (1959), Alain Resnais collabore cette fois avec Alain Robbe-Grillet, la figure de proue du Nouveau roman, avec lequel il a été mis en contact par les futurs producteurs du film, Pierre Courau et Raymond Froment. Resnais ne connaît pas à ce stade l’œuvre de l’écrivain. Après une première rencontre fructueuse, Robbe-Grillet fournit quatre sujets de scénarios à Resnais. Ils décident de se concentrer sur ce qui s’appelle encore L’Année dernière. En fait, c’est plus qu’un scénario que l’écrivain va livrer à Resnais au cours de leurs rencontres ultérieures, c’est carrément un découpage dialogué, avec de nombreuses indications de mise en scène et de sons, que le réalisateur ne va pas forcément garder entièrement (ce texte a été publié aux Éditions de minuit sous le sous-titre « Ciné-roman » en 1961). Mais le réalisateur reste toutefois très fidèle au texte, à tel point que les deux envisagent à un moment de signer le film ensemble sans distinction de rôle. En dépit de ce côté très complet du scénario, Resnais réussit la prouesse de tourner ce qu’avait écrit Robbe-Grillet, tout en réalisant un film qui lui est propre. Et cela grâce à la mise en scène. En utilisant toutes les possibilités du langage cinématographique, comme nous le verrons.
TOURNAGE GLACIAL
Le tournage de quarante-huit jours se déroule sans anicroche entre la France (studios de Courbevoie) et l’Allemagne, même si les températures sont glaciales en Bavière où des décors réels sont utilisés (notamment les châteaux de Nymphenburg et de Schleissheim à Munich). Le réalisateur est soutenu avec enthousiasme par ses producteurs, même si Resnais confie dans le Blu-Ray Criterion qu’une atmosphère de peur s’était installée sur le tournage, « comme si on se trouvait dans des régions de l’inconscient, et qu’il y avait des forces obscures qui dirigeaient le jeu et la mise en scène, la décoration, les images de Sacha Vierny, on avait presque peur de ce qu’on faisait. »
On peut trouver sur Internet un making-of du tournage constitué d’images super-8 tournées par l’actrice Françoise Spira et sur lesquelles l’assistant réalisateur Volker Schlöndorff a fait un commentaire. On se rend compte en les voyant que les membres de l’équipe n’avaient absolument aucune idée de ce à quoi le film allait ressembler une fois monté. Y compris Resnais lui-même. Quant aux comédiens, ils devaient mettre leur savoir-faire habituel de côté pour incarner des figures plus que des personnages, tout en leur insufflant une forme de vie, exercice pour le moins délicat. Le film entier est une sorte d’expérience, un saut dans l’inconnu, et c’est ce qui en fait tout le sel.
Le format CinemaScope n’était pas très utilisé en France à l’époque, selon Resnais. « J’avais envie qu’il y ait une étrangeté dans les cadrages, je me sentais plus à l’aise avec le Scope. Il me permettait aussi de m’approcher des comédiens et de ne pas perdre de vue les décors. La profondeur de champ nous intéressait tous en 1960, mais comment l’obtenir alors qu’avec le Scope elle est réduite ? Il a fallu fabriquer des lentilles qui étaient coupées et qu’on disposait devant l’appareil pour obtenir le point des premiers plans et des fonds, en les séparant par des zones de flou intermédiaires. J’avais l’impression que dramatiquement, cela me permettait certains effets. »
Un des rares désaccords des deux créateurs concerne la musique. Resnais demande à Olivier Messiaen de travailler sur le film, mais celui-ci refuse. C’est finalement un de ses élèves, Francis Seyrig (frère de l’actrice Delphine Seyrig) qui compose les morceaux qui vont plaire au réalisateur. Robbe-Grillet aurait préféré pour sa part une musique plus proche de Webern ou Boulez, très détachée des images. Le score utilise principalement le son de l’orgue. Resnais voulait dépasser l’image d’un instrument réservé à l’église, et se rapprocher de l’écoulement d’un fleuve lent, à l’image du film. On notera l’absence totale de musique diégétique, et l’omniprésence de l’orgue même quand on voit d’autres instruments à l’écran, ce qui permet d’accentuer la distanciation voulue par Resnais entre la musique et l’image.
PROJECTION
La projection à Venise en 1961 se déroule en deux parties : la première est assez houleuse. Selon Resnais : « Dès la 5e minute, les gens ont commencé à éclater de rire à chaque réplique, cela m’était déjà arrivé. Je me disais que ce serait peut-être mieux d’arrêter la projection. Puis une séquence est arrivée, et une moitié de la salle est partie en applaudissements très violents, il y a eu un phénomène physique ou chimique, je ne sais pas, cela a stoppé toute la partie de la salle qui s’esclaffait, et la dernière heure du film s’est déroulée dans un silence religieux. À la fin, cela a été extrêmement applaudi. » Le film finit par remporter le Lion d’or, et sera également nommé aux Oscars pour le meilleur scénario. Alors que les distributeurs refusaient de sortir le film en France, le prix italien les encourage à changer d’avis. Contrairement au film précédent du réalisateur, L’Année dernière à Marienbad ne remplit pas les salles à sa sortie mais sa réputation grandira avec les années et ses rééditions successives.
QU’EST-CE QUE MARIENBAD ?
Dans L’Année dernière à Marienbad, il n’y a pas d’intrigue proprement dite. Il est tout juste question d’un homme, amoureux d’une femme, et d’une femme, qui refuse de se souvenir de leur première rencontre. Pendant tout le film, il essaye de la persuader de la réalité de leur rencontre, de la convaincre de son amour, de partir avec elle, de l’arracher à un monde dans lequel elle est enfermée. Ils évoluent dans des salons, des couloirs, des jardins, parmi des gens qui semblent figés, qui semblent répéter mécaniquement toujours les mêmes gestes.
Avec L’Année dernière à Marienbad, Resnais radicalise encore l’approche qu’il avait adoptée sur Hiroshima mon amour. Une approche avant-gardiste, qui va encore plus loin que la Nouvelle vague, dont Resnais ne se sentait pas proche (il l’était davantage de cinéastes comme Chris Marker ou Agnès Varda au sein du groupe Rive gauche). Cette approche est caractérisée par une série de refus : refus de la narration classique, refus du naturalisme (décor très stylisé et théâtral, jeu figé des comédiens), refus de la chronologie temporelle, refus de la psychologie et de la morale, esthétique fondée sur le faux raccord volontaire. Un hommage au cinéma aussi. Avec ce film, Resnais voulait retrouver « un certain style du cinéma muet, et recréer cette atmosphère »*. On sent aussi l’influence du Nouveau roman : le changement constant de point de vue. Il est également impossible de distinguer le vrai du faux : le statut de la voix off n’est pas forcément authentique. Et la prédominance de la forme sur le fond, l’importance du montage, de la prise de vue, de la profondeur de champ, de tous les éléments cinématographiques. Resnais était d’ailleurs sûrement d’accord avec Hitchcock quand ce dernier disait à Truffaut dans leur fameuse discussion : « Dans Psycho, le sujet m’importe peu, les personnages m’importent peu, ce qui m’importe, c’est que l’assemblage des morceaux du film, la photographie, la bande sonore et tout ce qui est purement technique pouvaient faire hurler le public. Je crois que c’est pour nous une grande satisfaction d’utiliser l’art cinématographique pour créer une émotion de masse. (…) Ce n’est pas un message qui a intrigué le public. Ce n’est pas une grande interprétation qui a bouleversé le public. Ce n’était pas un roman très apprécié qui a captivé le public. Ce qui a ému le public, c’était le film pur. » (Hitchcock-Truffaut, Gallimard, page 241)
OBJET CINÉMATOGRAPHIQUE
C’est un objet filmique d’une grande beauté. Images en noir et blanc, son, musique hypnotique, tout concourt à créer le film ultime, celui où on trouve à chaque vision matière à réflexion. C’est un film qui ne ressemble à aucun autre, ce qui est assez peu courant, combien de films peuvent rentrer dans cette catégorie ? Il marque une collaboration active et très fructueuse entre un cinéaste et un écrivain, ce qui n’est pas rare dans l’histoire du cinéma, mais en général, c’est le cinéaste qui est la figure dominante. Or, ici, l’écrivain a un rôle aussi important que le réalisateur, ce qui met à mal la fameuse « politique des auteurs » chère à la Nouvelle vague. Le film est une déclaration d’amour de Resnais à Delphine Seyrig (les deux étaient en couple à l’époque), mais aussi une déclaration d’amour de l’équipe de tournage au cinéma. D’après Volker Schlöndorff : « On était si enthousiastes car nous avions l’impression de réinventer le cinéma. » Et c’est exactement ce qui s’est passé. On assiste ici à l’apogée de l’art cinématographique. L’impression de discontinuité est accentuée par le montage et l’utilisation pour une même séquence de différents décors – des raccords dans l’axe mais sans continuité géographique – ce qui crée chez le spectateur un sentiment d’inquiétante étrangeté.
MYSTÈRE NON ÉLUCIDÉ
Quoi de plus beau qu’un mystère non élucidé ? Ce sont en général les films qui laissent la plus grande trace dans la mémoire des spectateurs, car ils leur permettent de faire fonctionner leur imagination (Picnic à Hanging Rock est un autre exemple frappant).
DELPHINE SEYRIG
C’est le film qui a fait connaître mondialement l’actrice et féministe Delphine Seyrig. Elle poursuivra la collaboration avec Alain Resnais dans Muriel ou le temps d’un retour en 1963.
LUDIQUE
Connaissez-vous le jeu de Marienbad ? Il est devenu populaire après la sortie du film. Si les personnages y jouent, le film lui-même est un jeu avec le spectateur, encore faut-il accepter d’y jouer. Le film est un puzzle, une mise en abîme, un rêve ou un cauchemar. Le plaisir c’est de jouer, pas de trouver la solution.
INFLUENCES
Qu’est-ce qui a influencé Resnais ? On connaît son goût pour la culture populaire, notamment la BD Mandrake. Avec les comédiens, Resnais parle de Piero della Francesca pour les poses. Il apprécie le silence particulier qu’il y a dans ses toiles. Le film qui a eu une grosse influence sur Resnais (et de nombreux autres cinéastes), c’est Vertigo. D’ailleurs, à la 11e minute, le spectateur attentif remarquera sur le côté droit de l’image la silhouette d’Hitchcock : un clin d’œil en forme d’hommage.
Ensuite, il y a l’influence du film lui-même. Son empreinte sur la culture et les réalisateurs est grande : le clip de Blur To the end (1994), une chanson de Barbara, de nombreuses publicités… On sent son influence dans la mode ou dans le travail de cinéastes comme David Lynch ou Peter Greenaway. Les points communs entre Marienbad et The Shining sont nombreux et déroutants.
INTERPRÉTATIONS
Comme Mulholland Drive (2001) ou Picnic at Hanging Rock (1975), c’est un film mystérieux, ouvert aux interprétations. En voici quelques-unes :
- A et X sont-ils des survivants d’une apocalypse nucléaire ?
- sont-ils déjà morts ?
- le personnage masculin (X) essaye de modeler le film à sa guise
- c’est un film sur le pouvoir du cinéma (photographie, mouvements de caméra)
- c’est un film sur le viol (ce que réfute Resnais lui-même : « Pour moi, c’est un simple film d’amour, j’ai essayé de traduire l’émotion amoureuse, mais j’étais absolument opposé à l’idée d’un viol. »)
PHILOSOPHIE
Le film pose une question philosophique : quelle est l’objectivité de la réalité ? Chacun vit sa vie dans sa tête, chacun a sa perception de la réalité. Et quand la mémoire (la thématique fétiche de Resnais) fait défaut, comment attester de la réalité de l’expérience vécue ?
À l’image de la vie…
Alors, pensum prétentieux ou révolution esthétique ? Chacun se fera son avis. La majorité considère Marienbad comme un des rares films vraiment mythiques de l’histoire du cinéma.
Pour être apprécié, il nécessite que le spectateur se détende, se laisse entraîner dans un voyage hors du commun. Selon Resnais : « Je ne vois pas Marienbad comme une énigme. Chaque spectateur doit trouver sa propre solution. Mais ce ne sera pas la même solution pour tout le monde. » Dans la bande-annonce, il est dit : « Pour la première fois au cinéma, vous serez le co-auteur d’un film. » Chaque film ne demande-t-il pas à son spectateur de participer, comme toutes les œuvres d’art ? Bien sûr que si. Mais aucun aussi intensément que L’Année dernière à Marienbad. C’est un film à l’image de la vie : ouvert à toutes les possibilités, et c’est ce qui en fait la beauté et la singularité.